«Les dirigeants doivent être plus courageux et accepter de partager le pouvoir»
Les fonctions dirigeantes sont encore majoritairement occupées par des hommes. Ce sont aussi les hommes qui occupent les métiers les mieux rémunérés, malgré le principe d'égalité salariale en vigueur dans le droit suisse depuis 1996. Regards croisés sur un enjeu de société.
Photos: Olivier Vogelsang / disvoir.net pour HR Today. De g. à d.: Philippe Eckert est l’ancien directeur général du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), qui emploie 12’228 collaborateurs. Il accompagne aujourd’hui des institutions et des managers; Emmanuelle Badu est directrice régionale des PME en Suisse romande pour Swisscom (19 000 collaborateurs) depuis 2019; Olivier Calloud est le CEO de Piguet Galland & Cie SA depuis 2012, une banque privée qui compte 168 collaborateurs; Eglantine Jamet co-dirige Artemia Executive à Lausanne depuis 2018 (12 collaborateurs·trices), un cabinet de recrutement de cadres, dirigeant∙es et membres de conseil d’administration avec pour mission d’augmenter la mixité.
Selon le dernier Schilling Report, 52% des 100 plus grands employeurs de Suisse ont au moins trois femmes dans leur conseil d’administration. Ce ratio est de 20% dans les comités de direction. Le fameux plafond de verre est-il en train de se fissurer?
Emmanuelle Badu: Je n’ai pas l’impression. Les plafonds de verre sont encore nombreux et ils ne concernent pas exclusivement le genre. C’est plus difficile pour un Romand de monter dans la hiérarchie d’une entreprise de Suisse alémanique par exemple. Les barrières sont multiples: manque de rôles modèles, sentiment d’illégitimité ou absence de politique de promotion des femmes dans certaines entreprises notamment.
Olivier Calloud: Absolument. C’est aussi plus facile de faire entrer des femmes dans un conseil d’administration que dans une direction générale. Avec deux femmes sur cinq au comité de direction, nous sommes plutôt une exception dans le milieu bancaire.
Pourquoi est-ce plus difficile de faire entrer des femmes dans un comité de direction?
OC: Accéder à un conseil d’administration nécessite de l’expérience, de l’expertise et une certaine complémentarité de points de vue. Ce sont souvent des compétences transférables et ces profils sont plus faciles à trouver. Entrer dans un comité de direction implique de progresser dans la hiérarchie, ce qui est plus difficile pour une femme. Elles font face aux plafonds de verre et à différents biais et angles morts de l’organisation. Dans les sociétés cotées, les femmes dirigeantes sont souvent recrutées à l’extérieur.
Eglantine Jamet: Si je peux jeter un pavé dans la marre, il y a une forme de cynisme sur ce sujet. Avoir des femmes dans un conseil d’administration, c’est bien sûr important, mais c’est surtout bon pour l’image et cela implique peu d’efforts sur la culture d’entreprise. Regardez ce qu’il se passe ailleurs en Europe. La Norvège impose un quota de 40% de femmes dans ses conseils depuis 2003. La France a fait la même chose en 2011 pour les grandes sociétés de plus de 500 salariés avec la loi «Copé-Zimmermann». Mais cette mixité ne se reflète pas dans les directions d’entreprise. Car cela impliquerait de permettre aux femmes de faire des carrières en amont. Pour cela, les dirigeants doivent être plus courageux et accepter de partager le pouvoir.
Philippe Eckert: Il n’y a pas de conseil d’administration au CHUV. Mais de façon générale dans un hôpital universitaire, les différences sont plus marquées au niveau des médecins cadres et des professeurs ordinaires. À l’université, si vous comparez la situation avec d’autres facultés, la surreprésentation masculine est criante. Personnellement, je pense qu’il faut agir en amont des quotas et mettre en place des mesures de soutien aux femmes et aux hommes, qui eux-aussi souhaitent parfois s’occuper de leurs enfants. Une carrière académique se fait souvent le soir ou le week-end. C’est là qu’il faut trouver des solutions innovantes d’organisation.
OC: Je partage cet avis. C’est une question de culture d’entreprise plutôt que de quotas. Et en termes de culture, c’est le rôle du comité de direction de l’incarner et de la porter.
Quels sont les ingrédients d’une culture d’entreprise qui favorise l’inclusion et la mixité?
EJ: Il y en a plusieurs. Le plus important est de prendre conscience des biais. Nous croyons à tort que l’entreprise est un terrain de jeu neutre, où le meilleur gagne. Ce n’est pas le cas. En réalité, nous n’accordons pas le même crédit, la même confiance ou les mêmes compétences aux personnes. Et le genre est un des points qui crée ces inégalités. Cela se révèle dans les petites choses: à qui confiez-vous un dossier important, à qui donnez-vous la parole en séance, qui envisagez-vous pour mener un projet? Ces biais sont encore plus marqués dans les processus de recrutement et de promotion.
Comment s’en défaire?
EJ: Par de la formation. Mais cela ne suffit pas. Il y a un travail à faire sur les processus afin de s’assurer qu’ils ne soient pas biaisés. Prévoir aussi un soutien à la parentalité et à la conciliation entre vie professionnelle et privée pour tout le monde. Si vos dispositifs ciblent uniquement les femmes, vous alimentez les inégalités. La sphère professionnelle n’est pas déconnectée du reste de la vie en société, il faut donc une approche globale et cohérente de ces questions.
Faut-il nommer un·e responsable de la diversité et de l’inclusion?
EB: C’est une pratique courante. Mais ces groupes de travail dédiés à la diversité et l’inclusion restent trop souvent à un niveau institutionnel et RH. Leurs recommandations descendent rarement dans les unités d’affaires. Ces initiatives s’adressent donc souvent à des convaincus. C’est intéressant, mais pas utile. Il faut aller plus loin et forcer le discours à tous les échelons de l’entreprise. Il faut montrer que cette diversité de genre a un impact au niveau du business.
Qu’entendez-vous par «impact au niveau du business»?
EB: Plusieurs études ont montré que la diversité de genre augmente la performance financière, l’innovation et l’attractivité des entreprises.
PE: Oui, c’est à la direction de porter ces initiatives et de les faire percoler jusqu’en bas de l’organisation. Historiquement, l’hôpital est un milieu machiste, avec tout ce que cela implique comme dérives. Au CHUV, nous avons mené avec la Direction RH plusieurs campagnes pour changer ces mentalités. C’est intéressant de noter que les premières campagnes sont parties des étudiantes en médecine, qui étaient victimes de harcèlement sexuel pendant leurs stages. Nous avons donc commencé par afficher notre tolérance zéro vis-à-vis de ces comportements. Nous avons aussi constaté du sexisme ordinaire. Par exemple: «La chirurgie n’est pas un métier pour une femme.» Ces propos sont inacceptables. Nous avons parfois dû intervenir directement auprès de chefs de service qui refusaient d’accorder du temps partiel car trop compliqué à mettre en place. Ce refus nuit aussi aux hommes. Enfin, nous avons demandé à des cheffes de service femmes de transmettre leur expérience. Une sorte d’enseignement par les pairs.
OC: Dans une PME de notre taille, nous misons beaucoup sur les cercles vertueux. Plus nous aurons de femmes dans l’organisation, plus les biais vont s’éroder. Plus que les valeurs, ce sont ces situations pratiques qui feront tomber l’appréhension masculine envers la mixité.
Que pensez-vous de l’approche des valeurs féminines (coopération, réciprocité, interdépendance) versus masculines (compétition, indépendance, autonomie) au travail?
EB: Il faut être très prudent avec cette approche, car elle nourrit les constructions sociales de différences entre les genres. Et au final, cela risque de renforcer les biais. Je ne suis donc pas à l’aise avec l’idée des valeurs féminines au travail. Il ne s’agit pas de nier les différences, mais c’est difficile d’amener cette approche par les valeurs de manière intelligente en entreprise.
OC: Oui. Et que dire d’une valeur comme l’honnêteté? Est-elle masculine, féminine, neutre? Cette lecture par les valeurs pose plusieurs problèmes, car elles ne sont pas distribuées si clairement entre les genres. Ce classement par les valeurs ne nous aidera pas à établir la parité. Personnellement, je considère une valeur comme une boussole interne. Et il y a toujours deux niveaux, les valeurs personnelles et les valeurs de l’entreprise. Les valeurs de l’entreprise ne sont pas celles qui sont affichées, mais celles qui sont vécues et incarnées par la direction et les collaborateurs. Sur le plan personnel, chacun aura ses propres valeurs. Ce sont les principes qui nous animent et ils sont différents chez chacun d’entre nous.
PE: Je rejoins ce qui a été dit. Au fond, pour diriger une entreprise, vous avez besoin d’un mélange de valeurs. Et ces valeurs ne sont pas les mêmes aujourd’hui qu’il y a 50 ans. Au-delà des valeurs, ce qui me fascine, ce sont les différentes manières d’aborder les choses et de résoudre les problèmes. Cette complémentarité est un vrai enrichissement.
EJ: Oui, je pense aussi que c’est un piège de nommer ces valeurs «masculines» et «féminines». Cela va alimenter et renforcer les stéréotypes. Finalement, nous ne sommes que le reflet de nos parcours de vie. Et ces parcours de vie sont encore extrêmement différenciés par la manière dont nous avons été socialisés. Cette socialisation nous enferme dans des boîtes. Je vois encore des posts sur LinkedIn de CEO qui se félicitent d’avoir nommé une femme dans leur comité de direction en se réjouissant qu’elles vont amener de la douceur et de l’empathie autour de la table. C’est très problématique d’enfermer les femmes dans ces rôles! Cela sous-entend aussi que les hommes présents ne sont ni doux ni empathiques...
Comment faire alors?
EJ: Parlons plutôt de qualités humaines et posons la vraie question qui est d’interroger le modèle de leadership de l’entreprise... Quelles sont les qualités requises pour prendre des bonnes décisions, pour diriger et pour assurer le développement d’une entreprise? Nous avons hérité d’un système de leadership d’inspiration militaire. Il est construit sur un modèle hiérarchique centré sur l’ego, l’autorité et le pouvoir. Mais est-ce le modèle dont nous avons besoin aujourd’hui? Ne faudrait-il pas d’autres qualités pour affronter les défis actuels? La mixité est intéressante car elle inclut des personnes avec des parcours de vie et donc des sensibilités différentes.
Selon le livre de Burke et Sarda (1), la tertiarisation de notre économie et l’augmentation de la complexité seraient favorables aux valeurs féminines au travail. D’accord avec ce constat?
OC: Fondamentalement, une entreprise devrait refléter la société dans laquelle elle évolue. C’est ce que j’apprécie avec l’approche RSE (responsabilité sociale de l’entreprise). Notre société va au-devant d’enjeux environnementaux et sociétaux très importants. Dans ce contexte, le rôle de l’entreprise change. La société est composée d’hommes et de femmes et cette mixité devrait se retrouver dans l’organisation. Nous avons par exemple de plus en plus de femmes clientes. C’est donc normal qu’elles aient en face d’elles des gérantes de fortune.
PE: Oui. La mixité est un enjeu majeur. Historiquement, le milieu des soins est très hiérarchisé. Or, c’est un monde de femmes. Nous avons besoin d’un nouveau modèle de leadership, avec plus de mixité de genre, mais aussi des manières différentes d’aborder et de résoudre les problèmes.
EJ: Oui, un modèle de leadership avec plus de bienveillance, même si ce terme est galvaudé aujourd’hui. Un monde avec plus d’humanité et moins de pouvoir autoritaire sera bénéfique pour tout le monde. De nombreux hommes ne se reconnaissent pas dans ce qui a été érigé comme la masculinité acceptable. Ce sera donc une libération autant pour les femmes que pour les hommes. Aller vers plus d’humanisme permettra aussi d’éviter certaines dérives de l’ancien système. Car le modèle actuel ne génère pas beaucoup de bien-être au travail.
Les métiers bien rémunérés restent en majorité occupés par des hommes, alors que les métiers peu valorisés (services de proximité, nettoyage, soins) sont encore majoritairement féminins. Comment changer la donne?
EJ: C’est la valence différentielle des sexes décrites par Françoise Héritier (2). Les métiers connotés féminins sont moins valorisés et donc moins rémunérés.
Comment changer les choses?
OC: En s’engageant vers une stricte égalité salariale. Et il faudra progressivement corriger tous ces biais, souvent inconscients. Cela prendra du temps malheureusement.
EB: Oui. Il faut aborder cette question de l’égalité salariale avec beaucoup plus de rigueur. On sait par exemple que les femmes ont plus de peine à se vendre et à défendre leur valeur financière par rapport à leur expertise. Mais les différences salariales s’expliquent aussi par l’accès facilité des hommes aux études supérieures et à la progression de carrière.
EJ: Il y a aussi un vrai problème d’orientation professionnelle genrée. C’est relativement facile de vanter l’attrait des métiers techniques aux filles car elles ont quelque chose à gagner d’aller dans ces domaines. C’est beaucoup plus difficile d’attirer les garçons vers les métiers du soin ou de la petite enfance. Car ils sont peu valorisés et mal rémunérés. La mixité ne peut exister que des deux côtés. Tant qu’il existe des filières à 90% féminines, vous n’avez pas de mixité.
Au CHUV, les soins infirmiers sont occupés à 90% par des femmes alors qu’elles sont moins de 10% à occuper les postes de professeur ordinaire...
PE: Oui, mais la situation est en train de changer. Aujourd’hui, plus de 60% des étudiants qui sortent de la faculté de médecine sont des femmes. D’où l’importance de toutes ces mesures de soutien afin qu’elles poursuivent leur carrière et qu’elles grimpent dans les échelons hiérarchiques. En principe, dans 15 ans, nous devrions retrouver plus de 50% de femmes dans les postes de médecins cadres, cheffes de service et professeures ordinaires.
Les indicateurs pour mesurer la productivité ne tiennent pas compte des externalités négatives de notre système économique (impact sur l’environnement, travail gratuit des femmes). Comment revoir notre manière de mesurer la croissance?
EJ: Une start-up du canton de St-Gall propose un outil pour mesurer la croissance de l’entreprise en intégrant plusieurs critères: l’impact environnemental, la diversité, le bien-être des collaborateurs et les résultats financiers notamment.
OC: Nous avons lancé le certificat d’actions Women Empowerment. La gérante de ce produit a établi des bases statistiques qui montrent que les entreprises cotées qui ont des femmes dans leurs organes de direction ont des meilleurs résultats à moyen et long terme.
EJ: C’est un vrai enjeu politique. Ces questions de mixité sont très souvent considérées comme des coûts pour la société, alors que les gains pour le PIB ou les recettes fiscales sont colossaux si les femmes se maintiennent à un taux de travail élevé et sont payées autant que les hommes. Une autre réalité à souligner, c’est que les femmes travaillent tout autant, mais assument une plus grande part du travail non rémunéré, ce qui les précarise. Nous sommes bien là dans le registre politique. Résoudre le problème de la mixité exige d’avoir une vision d’ensemble. C’est à la fois un enjeu d’éducation, de politique, d’économie et de législation. L’entreprise doit assumer sa part de responsabilité mais elle ne résoudra pas le problème toute seule.
EB: Oui. Et avec ce travail gratuit des femmes, s’ajoute une injustice sociale. Car c’est plus compliqué pour elles d’affirmer publiquement qu’elles souhaitent faire carrière et ne pas s’occuper du ménage et de la famille.
PE: Oui, et cette injustice existe aussi pour les hommes. J’ai vu de nombreux hommes se voir refuser des temps partiels, au prétexte que c’était à leur femme de rester à la maison. L’entreprise doit donc autant soutenir les carrières des femmes qu’elle doit proposer des mesures d’aménagement du temps de travail pour les hommes. Un des bons marqueurs indirects de cette santé sociale d’un hôpital est son taux d’absentéisme. Si votre politique de soutien des carrières féminines est bonne, l’absentéisme diminue, les conditions de travail s’améliorent et votre productivité augmente.
Si vous aviez un message à faire passer aux RH?
EB: Au risque de bousculer, je suis pour une politique des quotas. Le sujet est polémique et implique de partager le pouvoir. Mais les quotas existent depuis la nuit des temps, en faveur des hommes. À mon avis, c’est la seule solution. Sinon, cela va prendre beaucoup trop de temps à établir un équilibre dans l’économie.
OC: Je crois beaucoup aux initiatives de responsabilité sociale des entreprises (RSE). C’est une manière de tenir compte des parties prenantes de l’entreprise à court, moyen et long terme, y compris de ses collaborateurs·trices. Mais la démarche doit être menée correctement, dénuée de toute arrière-pensée marketing.
PE: Je proposerais de mon côté d’écouter la base. Cela ne se fait pas assez. Cette écoute doit être contraignante pour l’entreprise, avec des commissions dédiées et du temps libéré pour mettre en place les projets et les suivre.
EJ: Si vous ne faites rien, le système se reproduit. Il ne suffit pas d’en parler pour que les choses changent. J’entends déjà une petite musique auprès de nombreux hommes qui assurent ne plus avoir accès à certaines promotions. En réalité, 80% des nominations importantes sont toujours accordées à des hommes. J’ajouterais enfin qu’il existe de nombreuses femmes de qualité pour tenir ces fonctions. Contrairement à ce qu’on pense, il y en a beaucoup et dans tous les domaines. Elles sont peut-être plus difficiles à identifier, mais elles existent bien, je vous l’assure. Donc oui, il y a des solutions. Encore faut-il avoir la volonté de les mettre en place.
(1) Mike Burke et Pierre Sarda, Emergence des valeurs féminines dans l'entreprise, éd. de Boek, 2007, 170 pages
(2) Françoise Héritier, Masculin/Féminin I, éd. Odile Jacob, 1996, 332 pages