Les émotions au travail: une nouvelle exigence juste ou injuste?
La gestion des personnes en entreprise évolue constamment. A l’ère industrielle, les employé-es devaient produire des résultats, on ne parlait pas de gestion des ressources humaines. Dès les années 1960, les individus ont dû démontrer des compétences, techniques d’abord puis personnelles, relationnelles, managériales.
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Depuis une dizaine d’années, il faut avoir des émotions positives ou adaptées au contexte professionnel. Voilà une nouvelle exigence qui tombe sur les épaules des employé-es. Il ne faut plus seulement produire, avoir des compétences, mais ressentir des émotions dites efficaces. Le travail demande un travail émotionnel (Hochschild, 1983), principalement dans les fonctions du contact à la clientèle, comme les vendeurs ou vendeuses, caissières ou caissiers, hôtesses de l’air ou stewarts. Il ne faut pas simplement travailler efficacement, mais aussi sourire, se montrer heureux et enjoué. Le travail émotionnel peut être plus ou moins lourd pour les personnes. Si on ne se sent pas heureux et qu’on doit le montrer, il y a risque de se retrouver en porte-à-faux avec soi-même, ce qui peut amener à des cas de burnout. D’un autre côté, pouvoir exprimer ses émotions si on les ressent pleinement serait très bon pour la santé, le moral et la motivation. Les émotions étaient un sujet tabou jusqu’il y a peu de temps. Elles sont devenues aujourd’hui une ressource, pour mieux vendre ou mieux performer au travail. C’est dans ce contexte que le concept d’intelligence émotionnelle a vu le jour (Goleman, 1995). L’intelligence émotionnelle est la capacité à comprendre et gérer ses émotions et celles des autres. Très en vogue depuis une dizaine d’années, le concept demande – aux managers surtout – de développer sa capacité à voir et gérer les émotions des uns et des autres, et de soi-même avant tout. Les recherches montrent que l’intelligence émotionnelle amène à plus de performance et de succès chez les leaders (Druskat, Mount, & Sala, 2013; Wong & Law, 2002). De plus en plus de cours sur le sujet sont ainsi donnés en entreprise. Il ne faut donc plus seulement produire, mais avoir des compétences, en particulier émotionnelles.
Les émotions jouent un rôle très important dans notre comportement, on peut même dire qu’elles nous guident en permanence. Il fait donc sens de vouloir les comprendre et les gérer pour une meilleure performance des individus, mais aussi une meilleure qualité de vie au travail. Mais est-il juste de s’immiscer dans les sentiments des personnes? Est-il éthique de demander aux employés de faire une introspection que certains ne sont peut-être pas prêts à faire et qui peut être vécue comme une agression, une manipulation, une violation de la sphère privée? Et quels sont les risques de cette pratique? Vouloir gérer les émotions, c’est utiliser les émotions positives mais aussi prendre le risque de révéler des émotions négatives difficiles à gérer. C’est vouloir soulever le voile sur nos sentiments, mais les responsables RH sont-ils qualifiés pour intervenir sur un plan psychologique? Probablement pas tous. Alors où est la ligne rouge à ne pas franchir? Peut-on demander aux personnes de se pencher sur leurs émotions et celles des autres, si on n’est pas capable de gérer les conséquences d’une telle introspection? Faut-il remplacer les RH par des psychologues ou former les RH à la psychologie? Il est probable qu’il faudra passer par une de ces deux solutions si l’on souhaite poursuivre sur cette voie. En attendant, il semble peu prudent de s’aventurer sur ces dimensions sans formation adaptée.