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"Les évaluations annuelles sont source de malaises"

A chaque fin d’année, les évaluations annuelles mobilisent les départements des ressources humaines. Objectifs atteints? Référentiels de compétences cochés? Puis, ajustement des rémunérations. Le sociologue Gérard Reyre lance un pavé dans la mare et propose de remettre en question ce rituel «qui divise plus qu’il n’unit».

Les évaluations annuelles sont-elles devenues une source de malentendus? C’est en tout cas l’avis du sociologue français Gérard Reyre. Dans un livre passionnant qui vient de paraître*, il retrace l’histoire de ces rituels de fin d’année et montre à quel point le dispositif est devenu source de tensions entre salariés et managers. Mais Gérard Reyre ne jette pas le bébé avec l’eau du bain. Il n’en veut pas aux managers qui sont «autant mal à l’aise dans cet exercice que les salariés». Pour préciser sa critique, il nous reçoit dans son appartement parisien du 12ème arrondissement. Dans son bureau, des piles de livres menacent de s’écrouler autour de lui. Voici un homme simple et concentré. Sa voix douce détaillant avec minutie les pourtours de sa pensée percutante.

HR Today: Alors qu’elles devraient fédérer les collaborateurs vers la réussite collective, vous pos-tulez que les évaluations annuelles divisent et provoquent des malaises...

Gérand Reyre: L’évaluation des salariés existe depuis assez longtemps de manière élémentaire. Cela a commencé dans les années 1970. Et s’est développé de manière significative depuis les années 1980. Ce dispositif est censé faciliter la vie de tout le monde. Celle du manager qui rencontre son collaborateur pour faire le point. Celle du collaborateur qui peut se projeter dans l’avenir et faire état de sa contribution. Et celle de l’entreprise pour gérer la formation, la carrière et la mobilité des salariés.

Alors où est le problème?

Sur le papier, ce dispositif pourrait apparaître comme bien argumenté et bien ordonnancé. Mais, chose paradoxale, cela fait plus de 25 ans qu’on forme les managers – et de plus en plus les salariés – à ce fameux entretien d’évaluation. Sous prétexte qu’ils ont du mal à communiquer, ne savent pas fixer des objectifs ou sont incapables d’écouter. Ces raisons ne sont pas les bonnes. Je postule que ce rituel met plus mal à l’aise ces deux partenaires qu’il ne leur facilite la vie.

Mais l’évaluation annuelle est devenue un outil de gestion incontournable?

L’évaluation existe et existera toujours. On ne peut pas éliminer cette question. L’évaluation est un rapport aux valeurs que chacun teste chaque jour de façon naturelle. Là où cela se gâte, c’est dans son usage comme outil de gestion. Plusieurs enquêtes ont montré que ce dispositif fonctionne mal. Plus les entreprises durcissent et individualisent leur mode de gestion des personnes, plus les collaborateurs et les managers sont mal à l’aise. Parce qu’au fond, il y a de moins en moins à gagner. Lorsque le manager n’a pas les moyens de répondre au désidérata de son collaborateur en termes d’évolution et de salaire, l’enjeu du rituel devient une forme de travail implicite de réactivation du lien de subordination.

Le nœud du problème se situe donc dans l’application de la méthode, plutôt que dans sa raison d’être?

C’est un peu plus que cela. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un problème d’outils, mais bien de la construction originelle de ce rituel et de ce qu’on en a fait au travers de ces 20 dernières années. Aujourd’hui, pour de nombreux salariés, l’entretien annuel est un moment où ils doivent relever à côté de leurs réussites, leurs insuffisances et leurs incapacités. En quelque sorte avouer leurs fautes et faire, dans ce registre religieux, acte de contrition. Le manager se retrouve dans le rôle du correcteur, de celui qui remet sur le droit chemin de la performance attendue avec force plan d’action si nécessaire.

Selon vous, les évaluations par objectifs sont incapables de restituer les interactions nécessaires à la performance collective…

Tout à fait. Alors qu’il y a encore une quinzaine d’années on pouvait fixer des objectifs pluriannuels, il arrive désormais qu’au bout d’une semaine, un objectif soit complètement dépassé. Un rachat, une fusion ou une nouvelle orientation stratégique et c’est le système d’évaluation par objectifs qui est déséquilibré. A la rigueur, l’objectif est un moyen de s’engager dans l’action, un point de départ. Certainement pas un  point d’arrivée. Les entreprises tablent sur le point d’arrivée (la culture du résultat) et pensent qu’elles pourront contrôler le chemin parcouru. C’est une fausse promesse qu’elles se font.

Vous allez même plus loin et dites que les référentiels de compétences sont bien souvent un copié-collé d’une pratique taylorienne de l’entre-deux guerre ?

Il est important aujourd’hui de se préoccuper de compétences. C’est une voie sur laquelle nous travaillons et formons nos étudiants. Ceci étant, l’avènement de cette notion a donné lieu à l’élaboration exponentielle de référentiels de compétences, qui, comme par hasard si je puis dire, vont s’intéresser de très près au comportement des individus. Dans ces référentiels, on voit apparaître non plus des listes d’activités mais des listes de comportements, voire même d’aptitudes. Des outils qui s’approchent très près de la personnalité. Pour le dire de manière plus triviale, si Taylor découpait les tâches et se préoccupait peu des individus, aujourd’hui on découpe l’individu et on s’occupe un peu moins de ce qu’il fait. La dérive est désastreuse.

Sur le terrain comment cela se traduit-il?

Très simplement. La DRH fabrique des référentiels puis les livre au manager. Le manager devra cocher un très grand nombre d’items dont de nombreux items comportementaux afin de situer le collaborateur dans un standard. Ceci sous couvert d’une idéologie du service, de la qualité et de l’engagement. Paradoxalement, on attend de l’individu qu’il soit autonome, qu’il prenne des initiatives, qu’il soit intelligent au travail, mais on fait tout le contraire. Le référentiel l’enferme dans des comportements prescrits et normés. Les dérives actuelles consistent à conforter une psychologisation rampante de ce qu’est le collaborateur. Le travail est complexe, il ne peut jamais être entièrement prescrit,  son décryptage demande une lecture subtile, une intelligence de situation, une capacité diagnostique dont je postule qu’elles devraient être au coeur de l’échange entre manager et collaborateur. Un vrai moment de construction commune et non cette chasse aux comportements prétendument les plus adaptés.

Et c’est scientifiquement légitimé…

Scientifiquement non, mais c’est légitimé. Cette espèce d’emprise de l’individu dans tous les compartiments du jeu le livre à une lutte avec lui-même et à une recherche permanente d’équilibre interne. Il se retrouve tout à fait seul. Peut être avez-vous remarqué que les films sur le travail se multiplient depuis quelque temps. Ce n’est pas un hasard. Le phénomène renvoie à la très grande difficulté qu’il y a aujourd’hui à travailler, qu’on soit simple salarié ou cadre d’ailleurs. La vie au travail est difficile.

Cette hyper-individualisation de la société implique plus d’autonomie et d’interactions entre les collaborateurs. Selon vous, cette bipolarité n’est pas prise en compte dans les évaluations…

Les systèmes de fixation d’objectifs sont peu facilitants vis-à-vis de la coopération. Ce sont des systèmes qui individualisent et qui poussent les collaborateurs à être performants pour eux-mêmes. Alors que les entreprises d’aujourd’hui attendent de leurs collaborateurs de grands efforts de coopération. Il y a donc des ambiguïtés dans des organisations qui supposent plus de transversalité et des systèmes de gestion qui mettent les gens en concurrence. Diviser pour régner peut être une méthode de management mais un tel système ne facilite pas du tout la contribution volontaire des individus à la performance de l’entreprise.

Alors comment faire?

Je propose de remettre en débat la problématique de l’évaluation. A quoi doit-elle servir et comment la penser de manière à ce que ni le manager ni le collaborateur ne soient handicapés par un tel dispositif. Il y a même urgence si l’on en croit le malaise régnant dans nombre d’entreprises françaises. L’évaluation en est une des cristallisations.

Loin d’annoncer la fin des évaluations, vous appelez à une nouvelle relation entre évalué et évaluateur et proposez la «co-évaluation»…

Ce qu’il faut réactiver, c’est l’efficience comme construction collective. Cela passe par une compréhension et une réflexivité partagée. Bref, un travail d’élaboration commune du futur proche.

Vous êtes aussi très critique envers la rémunération liée à l’évaluation…

Je constate une espèce de faux-fuyant sur ce sujet. Dans certaines entreprises, on dissocie l’entretien d’évaluation de l’entretien de fixation de la rémunération. Au prétexte qu’il fausserait l’échange. Mais chacun sait qu’à un moment donné tout cela va se traduire par de la monnaie sonnante et trébuchante. Tout collaborateur y pense, légitimement. Souvent le manager est mal à l’aise parce que ce n’est pas lui qui dispose de l’enveloppe. Il se trouve donc dans la situation de celui qui a exigé toute l’année mais qui ne peut pas récompenser parce que l’entreprise met très peu d’argent à sa disposition. Il faut aussi rappeler que l’explosion de l’évaluation du personnel est liée à un phénomène de rationalisation budgétaire et à une réduction drastique des rémunérations. Partant de là, des auteurs géniaux! - mais surtout des cabinets de consultants - ont préconisé d’introduire l’individualisation de la rémunération. Le principe est simple. Puisqu’on ne peut plus rémunérer comme avant, on se concentre sur l’individu et on discrimine les méritants de ceux qui le sont moins. Jack Welsch, tant admiré par ses pairs, est allé jusqu’au bout de cette logique puisqu’il a poussé le bouchon jusqu’à préconiser de licencier les collaborateurs les moins performants. Heureusement les entreprises qui l’ont suivi ont été poursuivies et ont dû faire machine arrière. Imaginez la situation du manager qui doit chaque année envoyer aux lions une partie de ses troupes. Qu’est-ce que son rôle de manager s’il est en permanence en train de distinguer, de discriminer et de faire la liste de ceux qu’il devra éliminer à la fin de l’année?  Voilà une dérive terrible.

Vous avancez le chiffre de 5 à 10 pour cent qui devrait être lié à l’évaluation?

Chacun désire être reconnu individuellement. On ne peut reculer devant cette évidence. Mais il faut qu’il soit reconnu dans une communauté de travail. C’est tout l’enjeu de la justice et de l’équité en situation réelle. Les gens sont extrêmement sensibles à ces questions. Si, dans la micro-culture de l’entreprise, il y a des écarts trop importants en matière de rémunération, le manager se retrouvera en porte-à-faux et aura du mal à fédérer ses troupes. Aujourd’hui, personne ne peut réussir un travail tout seul. On a nécessairement besoin des autres. Alors pourquoi mettre en place des outils qui ont tendance à cloisonner et à mettre les gens en situation de se regarder en chien de faïence?

Mais comment en sortir?

En changeant les dispositifs et les postures. Il faut aider collaborateurs et managers à sortir du guêpier dans lequel ils se trouvent. Il n’est pas possible que la situation de base de leur échange soit celle qui va de l’aveu à la pénitence. Ce registre là est insupportable pour un professionnel.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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