Les firmes multinationales s'orientent vers l'économie durable
Les plus puissantes entreprises de l'économie mondiale ont longtemps été critiquées pour leur position monopolistique, leur empreinte carbone et leur capacité à se jouer des législations nationales. Depuis une vingtaine d'années, elles sont en train de se tourner vers des modèles plus inclusifs et régénérateurs de la nature.
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En grande partie responsables des émissions de gaz à effets de serre et de la dérégulation des marchés de l’emploi, les grandes firmes multinationales sont en train d’opérer un virage vers une économie plus durable et inclusive. Cette réorientation de leurs modèles d’affaire est due à la pression réglementaire, aux exigences des investisseurs et aux attentes de leurs ressources humaines. Embarquement immédiat pour un voyage au cœur des plus puissantes organisations de la planète, avec un aperçu des orientations stratégiques qu’elles sont en train de choisir pour répondre à ces défis.
Des chiffres en croissance
En 2018, il y avait environ 100 000 firmes multinationales dans le monde, ce qui représente 800 000 filiales. Ce sont les 100 plus grandes multinationales qui génèrent 60 % de leur valeur ajoutée. En termes de chiffre d’affaires, cela représentait en 2018 environ 40 000 milliards de dollars (à titre de comparaison, le P.I.B. de la Suisse était de 885 milliards de dollars en 2023). Ces chiffres sont tirés d’un petit livre sur le pouvoir des multinationales1. Dans cet ouvrage, Christian Chavagneux et Marieke Louis montrent que la richesse générée par ces multinationales a plus que doublé depuis la fin des années 1990.
Deux stratégies de croissance
L’économiste El-Mouhoub Mouhoud, cité dans l’ouvrage de Chavagneux et Louis, distingue deux stratégies de croissance chez ces géants : une stratégie verticale de minimisation des coûts en externalisant la production dans des pays à bas salaires – notamment la Chine – ce qui engendre une fragmentation de la chaîne de valeur. Et une stratégie de conquête des marchés par des fusions et acquisitions. Cela explique pourquoi la majorité des emplois des multinationales se trouvent en Chine avec 18,2 millions d’emplois en 2010. À noter aussi que les sièges des plus grandes multinationales sont aux États-Unis, en Europe et au Japon. Depuis les années 2000, une nouvelle vague de firmes émergent dans des pays comme l’Inde, la Chine, l’Argentine, la Malaisie, le Nigéria, l’Afrique du Sud ou la Turquie. Autre indication intéressante, ces firmes pensent global mais agissent encore de manière très locale (lire aussi notre grande interview ici).
Cartels et évasion fiscale
La puissance de ces géants est souvent critiquée et il a été très difficile de trouver des managers RH en multinationales prêts·es à témoigner pour ce numéro. Les critiques soulevées touchent à plusieurs sujets. Les multinationales sont soupçonnées d’influencer les règles du jeu de l’économie mondiale puisque ce sont elles qui dictent en partie les normes comptables via les grands cabinets de conseil. Certaines multinationales ont parfois usurpé leur position dominante pour établir des cartels avec des prix entre 20 et 30 % supérieurs au marché. Entre 2010 et 2017, la Commission européenne a récupéré 14 milliards d’euros sous forme d’amende. Ces firmes ont aussi une influence sur le cadre légal des pays où elles opèrent. Les recherches montrent qu’elles tentent d’influencer les parlementaires surtout en amont des débats et lors de la mise en œuvre des réglementations. Le pouvoir des multinationales s’exprime aussi par leur capacité à profiter des failles internationales en termes de fiscalité. Selon certaines estimations, cela représenterait 350 milliards de pertes fiscales par année dans le monde. Selon une autre source, 40 % des profits des multinationales seraient enregistrés dans des paradis fiscaux.
Places fortes numériques
Dans un livre critique2 sur la domination des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), l’ancien Ministre des finances de la Grèce, Yanis Varoufakis, montre comment ces places fortes numériques sont les nouveaux seigneurs de l’économie mondiale. Ces géants de la tech ne gagnent pas leur argent en créant des produits de meilleure qualité ou à prix concurrentiel, mais parce qu’ils ont construit des plateformes dont nous sommes tous devenus dépendants. Apple prélève 30 % sur chaque application téléchargée, Uber 18 à 25 % par course et Amazon entre 8 et 15 % par achat. Cette nouvelle forme de capitalisme se base sur la rente plutôt que sur le profit. Ce capitalisme de rente n’est pas nouveau. Les firmes déposent depuis longtemps des milliers de brevets et s’assurent ainsi un avantage concurrentiel à long terme. Cela concerne aussi les droits de propriété qu’elles achètent sur les ressources naturelles : eaux, forêts et minerais.
Normes ESG et ISSB
Mais le vent est en train de tourner. Spécialiste de l’économie et du développement, Marie Dupré (citée dans l’ouvrage de Chavagneux et Louis) montre comment les enjeux ESG (Environnement, Social et Gouvernance) sont en train de rattraper les multinationales qui sont les plus gros émetteurs de gaz à effets de serre. En 2010, la norme ISO 26000 propose un standard de qualité en termes de responsabilité sociale. Une autre norme internationale est en train de s’imposer : l’International Sustainability Standard Board (ISSB), présidée par Emmanuel Faber, l’ancien CEO de Danone. Cette norme propose une feuille de route pour mesurer les émissions et prévoit des étapes pour passer vers un modèle propre. Ces nouveaux standards internationaux sont des leviers puissants car ils commencent à guider les choix des investisseurs à la recherche de placements durables. Le BIT (Bureau international du travail) et l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) exercent aussi une pression pour réguler ces géants.
Régénérer la nature
« Ce n’est pas comment vous dépensez votre argent qui compte, mais comment vous le gagnez », écrit André Hoffmann, vice-président du géant pharmaceutique Roche, dans un livre récent3. Il propose un nouveau modèle économique, basé sur la protection de la nature, la répartition plus équitable des richesses et les principes démocratiques. Fils de l’ornithologue et activiste du WWF (World Wildlife Fund) Luc Hoffmann, petit-fils du fondateur de Roche, Fritz Hoffmann-La Roche, André Hoffmann entre au conseil d’administration du géant bâlois en 1996. Très vite, il supprime les résultats trimestriels, clarifie la mission et vend certaines activités annexes (Roche désinvestit ses activités dans les cosmétiques en cédant Givaudan par exemple). La régénération de la nature devient une mission stratégique de la firme. Cette stratégie durable est top down et bottom up, explique André Hoffmann. Severin Schwan, CEO de Roche de 2008 à 2023, s’implique énormément. L’idée est de réduire l’empreinte carbone et d’économiser l’énergie là où cela est possible : R&D, production, packaging, réseau de distribution, bâtiments ou mobilité.
Leaders d’opinion
D’autres multinationales opèrent un virage identique. Le géant français Schneider Electric est passé de la production d’acier aux systèmes électriques qui permettent d’économiser de l’énergie. Le cimentier Holcim a développé des ciments écologiques qui réutilisent les vieux bétons. La marque Harley Davidson a développé une gamme de moteurs électriques, le Live Wire, qu’elle commercialise à travers un spin-off de la société mère. Les CEO de ces multinationales se réunissent chaque année au World Economic Forum de Davos et participent à l’initiative The B Team (IKEA, Virgin Group, Maersk, Patagonia et Nestlé notamment). Ils se positionnent comme les leaders d’opinions d’un capitalisme plus durable.
1Christian Chavagneux et Marieke Louis: Le pouvoir des multinationales, éd. PUF, 2018, 103 pages
2Yanis Varoufakis: Les nouveaux serfs de l'économie, éd. Les Liens qui Libèrent, 2023, 351 pages
3André Hoffmann et Peter Vanham: The new nature of business, éd. Wisley, 2024, 234 pages