Les quatre points de bascule du travail obstrué
Depuis le début des années 1980, quatre phénomènes sont venus bousculer le travail et impacter la santé. La psychologisation des rapports de travail (précarisation psychique d'un côté et manipulation de l'autre), la qualité totale et la logique client.
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Mon projet ici est de vous présenter quatre moments forts, des points de bascule en matière de travail et d’implications sur la santé. Je m’en tiendrai aux quatre décennies dernières, non pas parce qu’il ne s’est rien passé auparavant, loin de là. Concernant les risques physiques, des actions ont bel et bien été entreprises avec des résultats patents comme l’attestent Michel Gollac et Serge Volkoff dans Les conditions de travail (2014). La décennie des années 1980 est sans conteste charnière. Elle a vu notamment dès le début un renversement des politiques économiques (Thatcher, Reagan, Mitterrand...) qui ont creusé un fossé de plus en plus grand entre riches et pauvres. Pointons quelques moments... de basculement.
Éléments d’un travail empêché
Enguirlandons d’abord. En lisant l’ouvrage récent de Thibaud Brière, Toxic Management (2021), on ne peut s’empêcher de penser à celui de Jean- Pierre Le Goff Le mythe de l’entreprise (1992) sur l’idéologie managériale des années 1980. Le thème central est celui de la manipulation. La logique du tout stratégique (plutôt que bureaucratique, technocratique) a permis sans conteste la prise de pouvoir de personnes au profil narcissique dans la conduite des affaires, y compris dans l’administration publique. Le travail de Marie-France Hirigoyen est là pour le mettre en évidence, depuis Le harcèlement moral (1998) jusqu’à Les Narcisses (2019).
Les années 1980 ont aussi vu le passage d’une logique des qualifications à une logique des compétences. Cette dernière aurait pu permettre de faire advenir des organisations apprenantes, des organisations capacitantes. Les thuriféraires de la logique compétence n’ont eu, au contraire, de cesse de psychologiser et casser les collectifs de travail, isolant les travailleur-es. Le traitement individualisé des travailleur-es s’est imposé dans le domaine RH. Cette psychologisation se doublait d’une mise en «précarité subjective» pour reprendre les termes de Danièle Linhart dans La comédie humaine du travail (2015). Francis Ginsbourger a souligné les dangers de cette approche individuelle à travers ses interventions en entreprises et ses écrits, La gestion contre l’entreprise (1998) et Ce qui tue le travail (2010).
À ce stade, qu’est-ce qui empêche le travail? Des chefs manipulateurs, les organisations du travail allant jusqu’à favoriser le déploiement de pervers-narcissiques fragilisant les travailleurs. Tout travail dans une organisation dotée de mission est par essence collectif.
Risques psychosociaux
Détour de production. En 2010, le collège d’expertise mentionnait six facteurs psychosociaux de risques: l’intensité du travail, le manque d’autonomie, la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail, la souffrance éthique, l’insécurité de la situation de travail et les exigences émotionnelles. Attardons-nous sur deux de ces facteurs. Il y a souffrance éthique quand une personne doit faire des choses que la morale de son métier réprouve (cas fréquents dans le domaine de la santé et du social). Le manque d’autonomie dans l’accomplissement de son travail, couplé à la charge mentale, est source de souffrance (à cet égard, des collègues et moi avons montré que, dans ce cas de figure, contre toute attente, un soutien collégial ou hiérarchique péjore encore plus la santé mentale).
Deux explications du travail empêché semblent oubliées ou du moins minimisées:
Qualité totale (QT)
Les programmes de QT se sont développés pour répondre à la mondialisation de l’économie et la division internationale du travail. Au plan organisationnel, elle participe de deux mouvements contraires, la transversalisation des processus et la concentration au sommet stratégique. Ainsi, les mouvements de balancier qui étaient à l’œuvre auparavant entre centralisation et décentralisation laissent place à une crispation au sommet où se concentre le pouvoir. Le sablier résume bien les organisations contemporaines avec des prescripteurs, en haut, très loin du travail réel, en bas.
La sociologue Marie-Anne Dujarier dans son ouvrage Le management désincarné (2015), a montré de façon magistrale comment les «planneurs» (qui planifient), éloignés qu’ils sont du travail réel pour lutter contre le manque de reconnaissance de leur hiérarchie et des travailleur·es de terrain construisent un cadre ludique sur leur tâche. En d’autres termes, parce que travailler c’est créer, pour avoir l’impression de travailler donc, ils vont jusqu’à imaginer des cadres qui finalement empêchent le travail réel. Colossal! On trouve aussi une vive critique, de facture économique cette fois, de ces travailleur·es planneur·es, planant loin des réalités de terrains, chez Nicolas Kayser-Bril. Dans Imposture à temps complet (2022), celui-ci évoque le travail de ces prescripteurs qu’il qualifie de «bullshit jobs» et qui envahissent le monde. Il trace la frontière entre les bullshit jobs et les boulots valorisants en expliquant notamment comment ils émergent et pourquoi on les a redécouvert au début des années 2010, à qui ils profitent et quelles sont les conséquences néfastes pour nos organisations du travail.
Logique client
À la fin des années huitante, le souci de transversalisation des processus s’est imposé afin que le client (industries) ou l’usager (services publiques) ne supporte plus les coûts du manque de coopération dans les organisations. François Dupuy avait traité de cette question dans son ouvrage de 1995 «Le client et le bureaucrate». L’ancienne logique de la prescription dans le domaine industriel classique – du bureau des méthodes (la conception) vers les opérateur·trice·s (l’exécution) – est remplacée par une logique d’économie de service dans laquelle les professionnel·les doivent coconstruire la prescription, gage de la préservation de leur santé.
Pour illustrer ce propos, à la toute fin du siècle dernier, lors d’une intervention dans une institution de travail social au sein de laquelle les professionnel·les étaient en grande souffrance, je fus interpellé par un syndicaliste. Il me demandait comment il se faisait que ces professionnel·les souffraient autant, alors que dans sa vie d’ouvrier passée (il était fraiseur-tourneur dans une industrie), lui et ses camarades étaient exposés à des violences plus directes sans en souffrir autant. La réponse renvoie au rapport de prescription, qui doit être révisé et enrichi. Puisque les professionnel·les sont en lien direct avec les bénéficiaires sociaux, ils et elles doivent être en mesure d’apporter leur part dans la conception du travail. Ces professionnel·les de l’institution sociale souffraient d’autant plus qu’ils et elles subissaient les affres d’un management frustre où les dirigeants·es et managers ignoraient qu’il convient de tenir compte des contextes dans lesquels se déroule l’action. Ainsi, les logiques client ou usager impliquent une prescription plus riche que dans le cas d’une logique purement industrielle de type taylorien.
Perspectives
À l’orée du 21e siècle, devant la montée de pathologies émergentes, les TMS (troubles musculo-squelettiques) et les RPS (risques psychosociaux), nous avons fondé avec des collègues le congrès biannuel suisse de Santé dans le monde du Travail. Vingt ans plus tard, il est nécessaire de reconsidérer les hypothèses de travail. Regretter le manque de politique fédérale en matière de santé et de vision à long terme dans le cadre de l’économie classique ou néoclassique est stérile. Il est grand temps de construire une logique économique basée sur le couple indivisible «Développement Durable et Santé des travailleurs», laquelle se substituerait au modèle industriel et son principe de divisibilité. Sandro De Gasparo défend cette idée dans «Repenser le lien entre travail et santé: pour un nouveau modèle économique de la performance» (2021).
Merci à Alain H. Pernet, économiste, pour son appui rédactionnel.