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Les «tâches illégitimes», nouveau facteur de stress

Un gérant de magasin tenu de récurer le sol, un médecin qui doit se coltiner du courrier administratif: ces tâches ressenties comme illégitimes dégradent la vie des travailleurs. Explications.

Les psychologues ont découvert un nouveau facteur de stress professionnel: les tâches illégitimes, ainsi appelées parce que le travailleur concerné a l’impression qu’elles ne sont pas de son ressort. «Ce concept est nouveau dans la littérature sur le stress professionnel et constitue un sujet d’intérêt grandissant ces quinze dernières années», déclare la psychologue Céline Robert-Charrue, auteur d’un travail de mémoire sur le sujet à l’Université de Neuchâtel.

En résumé, il s’agit d’activités qui sortent du rôle et du cahier des charges du collaborateur concerné. Elles inspirent une réflexion du genre: «Ce n’est pas à moi de faire ce travail!» L’ordre de devoir les exécuter véhicule donc un «message de non-respect» qui porte atteinte à l’estime de soi et à l’identité de l’individu. Prenons l’exemple d’un médecin qui passe des heures en salle d’opération pour sauver la vie d’un patient: cette activité confirme positivement son identité professionnelle. En revanche, s’il doit remplir des formulaires relatifs à une opération, il aura tendance à «subir» cette tâche.

Pour novateur qu’il soit, le concept ne se réfère pas à des attentes nouvelles vis-à-vis des travailleurs. Ces tâches ne sont pas non plus nécessairement rébarbatives en soi ou difficiles à réaliser; elles sont tout simplement en décalage avec ce qui est attendu de la part du collaborateur, selon son propre point de vue. Il entre donc forcément là-dedans une part de subjectif: «Il est probable qu’une tâche soit considérée comme illégitime par certains et pas par d’autres.» Cela dit, l’accélération de l’évolution du monde du travail les rendrait «de plus en plus importantes aux yeux des employés».

Menace l’estime de soi

En fait, il existerait deux sortes de tâches illégitimes, précise Céline Robert-Charrue. Les premières seraient «non raisonnables», les secondes «non nécessaires». «Celles qui sont dites non raisonnables constituent des activités qu’il n’est pas adéquat d’exiger d’un individu. Il s’agit donc de tâches qui ne correspondent pas du tout aux attentes liées à la profession.» Il y a plusieurs cas de figure possibles: soit elles devraient être confiées à quelqu’un d’autre pour une question de statut, soit elles ne correspondent pas à l’expérience professionnelle de l’employé, soit elles mettent ce dernier dans une position difficile vis-à-vis d’autres personnes, soit elles sont perçues par l’intéressé comme injustes. L’exemple du gérant qui doit récurer les parquets entre dans cette catégorie: «Non seulement cette tâche viole son rôle attendu de gérant, mais elle peut également représenter une menace pour son estime de soi.» Autres exemples: un étudiant en dernière année de médecine qui doit servir les cafés à tout un service, un employé qui se voit demander de dénoncer les comportements inadéquats de ses pairs, un collaborateur à qui l’on refile systématiquement le boulot que personne n’a envie de faire.

Quant aux tâches non nécessaires, elles ne devraient fondamentalement même pas exister. Certaines n’ont pas de sens, d’autres pourraient être évitées. Ou alors, il devrait être possible de les effectuer moyennant moins d’efforts. Parfois, elles s’imposent pour remédier à l’inadéquation d’un système ou à des erreurs commises par d’autres, ou ne se justifient que par la préférence d’un supérieur hiérarchique. «Par exemple, demander à un employé en logistique dans un hôtel de repasser des uniformes qui vont être jetés à la poubelle est une tâche dépourvue de sens et qui pourrait être évitée, puisque les uniformes vont être jetés. De même, demander à un employé de supprimer des fichiers informatiques un par un, alors qu’il y a moyen d’en supprimer plusieurs à la fois, n’est pas nécessaire.» Céline Robert-Charrue souligne que si les managers et les supérieurs hiérarchiques étaient attentifs à ce problème et qu’ils tâchaient d’en diminuer l’importance, ils diminueraient aussi par voie de conséquence les réactions contre-productives telles que le ressentiment, la démotivation, le désinvestissement, l’épuisement émotionnel et la dépression liée au travail. Et même si certaines tâches illégitimes sont inévitables – puisqu’il faut bien que les sols soient récurés et les courriers expédiés – il devrait au moins être possible de soutenir les collaborateurs par une attitude ou des paroles valorisantes. «Un haut degré de reconnaissance permet d’atténuer l’impact négatif des tâches illégitimes», estime Céline Robert-Charrue.

Non respect

Car la répétition de ces avanies nuit à l’estime de soi des collaborateurs. En psychologie, on distingue l’estime de soi personnelle et l’estime de soi sociale. La première procède d’une auto-évaluation: le sujet s’inspecte lui-même. S’il subit un échec et qu’il s’en impute les causes, le verdict tend à être négatif. Il en résulte un stress que les psychologues appellent «stress through insufficiency» (SIN). Prenons par exemple un individu très introverti qui tente de s’intégrer dans un groupe de personnes plutôt extraverties. Il est possible d’imaginer qu’il aura du mal à prendre sa place, et ce, pour une raison indissociable de sa nature.

En revanche, l’estime de soi sociale est faite des perceptions et des jugements d’autrui. Elle n’en est pas moins essentielle: «Il a été prouvé que l’appartenance à un groupe et le maintien de relations interpersonnelles positives constituaient des besoins fondamentaux de l’être humain. Dans cette perspective, il semble évident que les comportements signalant «un manque de respect ou d’appréciation» constituent une menace forte pour l’estime de soi sociale», explique Céline Robert-Charrue. Ce type de menace est appelé «stress as disrespect» (SAD). «Le fait de devoir faire une tâche en une heure parce que le supérieur l’exige, alors que cela pourrait être fait plus lentement sans répercussions sur la qualité et l’organisation du travail, est une situation stressante qui agit en somme comme un message de non-respect du rôle professionnel de l’individu.» L’identité professionnelle est un facteur d’estime de soi tellement important que les travailleurs qui exercent des métiers ingrats et socialement dénigrés («dirty workers») ont tendance à mettre en place des stratégies pour préserver une bonne image d’eux-mêmes. Citons, par exemple, les employés de la voirie qui se félicitent de contribuer à la propreté de l’espace public.

Plusieurs études montrent que les tâches illégitimes nuisent à l’estime de soi jusqu’au soir. Les chercheurs auraient en effet observé une diminution de la capacité à se détacher du travail en fin de journée. Même si cet effet ne persiste pas le lendemain, «il est possible d’imaginer que le manque de détachement psychologique après le travail entraîne de nombreuses conséquences, pas seulement en termes de stress, via une élévation du niveau de cortisol, communément appelée hormone du stress, mais aussi au niveau du sommeil. Au moment du coucher, les sujets seraient en «suractivation». Concrètement, on note une plus grande fragmentation du sommeil et un temps d’endormissement plus long. Le sommeil étant, à n’en pas douter, un aspect extrêmement important pour la récupération et l’intégration des éléments de la journée, les tâches illégitimes représentent une menace majeure pour la santé des travailleurs.» Pour certains auteurs, elles seraient positivement corrélées à un risque de burnout plus élevé. Mais aucune relation directe n’a pu être mise en évidence. Il semblerait que le lien de cause à effet passe par des intermédiaires, à savoir «des conflits de rôle, un manque de justice organisationnelle et de la colère».

Or, comme le souligne explicitement Céline Robert-Charrue, le stress au travail est en pleine expansion, avec un quart des travailleurs concernés en Europe. En cause: la globalisation, l’automatisation, l’informatisation, la croissance exponentielle des nouvelles technologies et la réduction des délais pour l’exécution des tâches. Tout cela aurait altéré la nature même du travail. Les chercheurs n’ont pas manqué de s’intéresser au problème. Cependant, jusqu’ici, la littérature sur le stress professionnel s’est essentiellement focalisée sur les causes inhérentes à la personnalité du travailleur, à l’environnement professionnel et aux relations interpersonnelles. Voilà un premier pas vers la prise en considération du stress provoqué en soi par une tâche.

Un nouvel outil de mesure

La psychologue Céline Robert-Charrue, qui vient de changer son nom en Céline Poutret et exercera désormais sous ce nom, ne s’est pas contentée d’analyser et de commenter les effets des tâches illégitimes. Elle a également construit une échelle de mesure scientifiquement validée pour saisir les tâches illégitimes dans les métiers de la restauration, qu’elle a sciemment choisis pour leur réputation d’être particulièrement stressants. De manière générale, les tâches illégitimes peuvent être mesurées grâce à un outil de mesure appelé «Bern Illegitimate Tasks» (BITS). Celui de Céline Poutret porte le nom de RITS et possède, selon elle, de bonnes propriétés psychométriques. Il mériterait toutefois d’être raccourci, affiné et testé plus largement.

«Les tâches illégitimes dans le domaine de la restauration», Céline Robert-Charrue, Institut de psychologie du travail et des organisations (IPTO), Neuchâtel. La psychologue, qui exerce aujourd’hui sous le nom de Céline Poutret, a choisi le secteur de la restauration parce qu’il est «connu pour être particulièrement stressant au vu des nombreuses exigences et contraintes inhérentes à ses métiers».

 

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Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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