Si vos employés ne sont pas capables de prendre des vacances quand ils en ont besoin, pourquoi leur faire confiance pour accomplir leur travail correctement?» C’est ainsi que raisonne le PDG du studio multimédia Red Frog Events, Joey Reynolds, pour justifier l’introduction des «vacances illimitées» au sein de l’entreprise à Chicago. Le personnel peut donc prendre autant de congés payés qu’il le souhaite, quand il le souhaite. Une dizaine de compagnies américaines font de même. Citons, dans le désordre, Twitter, Virgin, Evercontact, Evernote, Netflix, Zynga ou encore Best Buy. La plupart sont des start-up de la Silicon Valley actives dans le domaine des solutions informatiques.
Pour que le système fonctionne, il est nécessaire que la direction ait confiance en ses collaborateurs. En contrepartie, ceux-ci doivent s’engager à respecter leurs engagements professionnels. Virgin a préalablement informé son personnel que les absences ne devaient pas nuire aux affaires de l’entreprise... ni à la carrière professionnelle des premiers concernés. Comme le rappelle le professeur Erwan Bellard, collaborateur scientifique du Master of Advanced Studies en Management (MAS) de l’Université de Genève, les études montrent que les entreprises performantes «ont des pratiques en ressources humaines fondées sur l’engagement plus que sur le contrôle».
Patron de l’entreprise informatique Evernote, à Redwood City, en Californie, Phil Libin a déclaré dans la presse américaine que la décision avait été facile à prendre «car le système traditionnel de contrôle et de gestion des absences est plutôt lourd», administrativement parlant. «Avec une sorte de sagesse rétrospective, nous nous sommes subitement demandé si nous avions besoin d’un tel système. En fait, nous en avions uniquement parce que les gens nous disaient qu’il fallait en avoir un.»
Une manière de retenir les talents sur un marché concurrentiel
Plus qu’un simple coup de marketing, les «vacances à gogo» s’insèrent dans une politique de rétention des talents et de quête d’attractivité sur le marché de l’emploi. C’est une manière de prouver concrètement aux collaborateurs qu’ils sont précieux. Evernote a décidé dans la foulée de leur offrir chaque mois des heures de femme de ménage «pour leur faciliter la vie». Google les invite pour sa part à consacrer 20 pour cent de leur temps de travail à la réalisation de projets personnels. Facebook vient d’annoncer la prise en charge, jusqu’à concurrence de 20 000 dollars, de leurs éventuels frais de traitement de l’infertilité.
Un autre élément plaide en faveur de la politique des congés illimités: la flexibilité est de plus en plus exigée de la part des travailleurs, et les employeurs savent que c’est parfois beaucoup demander. D’où l’idée de leur «donner un peu de mou». Pour autant, les entreprises qui ont introduit ce système n’ont pas le sentiment de leur faire une faveur: «Si vous partez du principe que le fait de travailler n’est pas une punition, alors passer du temps hors des bureaux n’est pas non plus une récompense », affirme Phil Libin. «J’ai mis en place ce système de vacances illimitées en 2009, cela fait donc maintenant cinq ans que nous fonctionnons ainsi et le bilan que je peux en tirer est extrêmement positif », déclare, interrogé par mail, le directeur de la société informatique Evercontact pour la France, Philippe Laval. Spécialisée dans la mise à jour automatique des carnets d’adresses et des CRM, Evercontact a vu son chiffre d’affaires progresser de 34K€ à 400K€ en quelques années. «Notre croissance atteste que cette politique n’est en aucune façon un frein aux affaires. D’ailleurs, je constate que la durée des vacances de mes dix collaborateurs n’est finalement guère supérieure à la norme. La liberté permet de prendre conscience de sa responsabilité personnelle. Certes, nous pouvons partir aussi longtemps et aussi souvent que nous voulons, mais aucun d’entre nous ne l’a fait au détriment du projet sur lequel il s’était engagé.»
Les premières expériences du terrain sont plutôt positives
Employé chez Evercontact, Brad Patterson témoigne: «J’ai très souvent travaillé sans compter mes heures. Cependant, quand je me suis marié, mes collègues ont été suffisamment sympas pour s’organiser de manière à me permettre de prendre deux magnifiques semaines «off». Rétrospectivement, je me demande quel regard je porterais sur eux s’ils ne l’avaient pas fait. Je suis sûr que cela m’aurait éloigné d’eux.» Le seul inconvénient de ce système, selon Philippe Laval, «c’est le risque qu’on doive un jour se séparer d’un collaborateur qui affirme ne pas avoir pris ses vacances et qui demande qu’on les lui paie sans preuve.»
Dans la pratique, il semble que les entreprises concernées fassent toutes le même constat: contre toute attente, les employés ont tendance à prendre moins de vacances qu’auparavant. Conséquence du contrôle social? Effet «mauvaise conscience»? Mystère. Mais le fait est là: une quinzaine de jours de vacances par année paraît suffisante à la plupart des collaborateurs. Pour corriger le tir, certaines entreprises ont décidé de leur verser un bonus… lorsqu’ils prennent une semaine de congé.
Les craintes d’abus – voire de dérive anarchique – exprimées par certains observateurs ne sont donc pas vérifiées. Mais ce constat rassurant n’a pas empêché une autre contre-réaction épidermique: si ce n’est pas l’anarchie, alors c’est forcément une arnaque! «Encore un truc inventé par les start-up branchées de Californie pour vendre du rêve à leurs collaborateurs et dégoûter les autres», pouvait-on lire cet été dans «Le Matin ». Et le journal de citer le témoignage de Jonathan, un Fribourgeois de 28 ans engagé en janvier 2013 dans une start-up de San Francisco. Au départ, Jonathan était très enthousiaste, «surtout qu’aux Etats-Unis, les gens ont en moyenne deux semaines de vacances par an. Cependant, je me suis vite rendu compte que ça ne change pas beaucoup la donne, puisque les employés prennent malgré tout deux semaines en moyenne. (…) Si tu prends quatre semaines de plus par rapport à tes collègues, tu passes d’une certaine manière pour la personne qui profite. Tu donnes l’impression d’être moins motivé et investi dans la réussite de l’entreprise. Je pense que c’est à cause de cette pression sociale que les gens se limitent. On se sent redevable, du coup, on travaille davantage.» Par conséquent, Jonathan préfère «le système suisse qui stipule noir sur blanc le nombre de jours de congés», car les employés «ne culpabilisent pas».
Comme l’a fait remarquer un internaute sur le site web du journal suite à la parution de l’article, le concept des vacances illimitées se heurte «à la pensée dominante qui consiste à lier directement le temps passé au travail à la productivité. Ainsi, un employé qui passe la moitié de la journée sur Facebook est mieux vu que celui qui s’organise efficacement pour finir en avance.» Finalement, ce serait donc moins le concept en soi, que notre idée de ce qu’il représente, qui ferait des vacances illimitées quelque chose de bien ou de mal. Professeur à l’école de management de l’Université de Lancaster, Cary Cooper estime que ce système peut entraîner des effets indésirables si son sens est mal interprété. Selon lui, cela ne peut fonctionner qu’avec des collaborateurs désireux de s’autogérer et concrètement capables d’autonomie. Philippe Laval confirme: «De mon point de vue, ce système ne peut convenir qu’à des structures de type start-up, où chaque personne participe réellement à un même projet. En l’absence de cette volonté commune de réussir, il me semble que l’idée perd son contenu.»
La Suisse, pas encore à l’heure des congés illimités
En Suisse, on connaît les congés sabbatiques, mais les vacances illimitées «ne sont pas ancrées dans les mentalités », observe Matthieu Piguet, sousdirecteur Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI). Notre système est ainsi fait que ce serait juridiquement compliqué à mettre en place. De plus, cela nécessite un peu trop de flexibilité.» «Ce n’est effectivement pas dans les mentalités, confirme Geneviève Ordolli, juriste auprès de la Fédération des entreprises romandes (FER), à Genève. Et concrètement, je ne vois pas comment il faudrait effectuer les décomptes des jours de congé.» Mark Bivens, membre du conseil d’administration de Truffle Capital à Paris, s’étonne sur son blog d’entendre certaines personnes dire que ce n’est pas transposable à la France, par exemple. «Peut-être suis-je un peu optimiste, mais je crois que cela pourrait fonctionner ici. J’aime penser que si une entreprise mise sur la confiance et l’auto-détermination des collaborateurs, la grande majorité de ces derniers élèveront leur niveau de jeu. Tout ce qu’il faut, c’est quelques précurseurs.»