Collaboration homme + machine

«L’hybridation entre formation et innovation est au cœur du processus»

La quatrième révolution industrielle impacte fortement l’emploi en Suisse et accélère l’obsolescence des compétences. Quatre experts analysent ici la situation et préparent le terrain pour l’avenir.

En 2018 aux Etats-Unis, il y avait plus de 6 millions de postes vacants en raison de l’automatisation de l’économie. Qu’en est-il en Suisse?

Isabelle Chappuis: Cet écart entre les besoins de l’économie et l’offre du marché de l’emploi est difficile à mesurer avec précision. Par contre, nous savons que des chocs structurels – telle que la crise sanitaire actuelle – déplacent et transforment durablement les emplois. Et avec l’accélération de l’automatisation et la dématérialisation du travail que nous connaissons depuis le mois de mars 2020, il y a nul doute que l’écart entre les compétences recherchées et celles disponibles va s’accroître.

Sabrina Cohen Dumani: Oui, cet écart entre l’offre et la demande existe aussi dans notre pays, mais il est difficile à expliquer. Il y a tout d’abord la raison démographique. En 2021, le différentiel entre les nouveaux entrants et les baby-boomers qui prendront leur retraite sera négatif. Selon certaines prévisions, l’économie suisse connaîtra une pénurie de main-d’œuvre de 330’000 travailleurs dans les dix prochaines années.

Mais ce gap n’est pas forcément lié aux transformations technologiques?

Sabrina Cohen Dumani: Le chiffre de 330’000 concerne uniquement l’effet démographique. La complexité de l’économie et la technologie vont aussi jouer un rôle. Pour combler cet écart, la Suisse devra aller chercher des talents à l’étranger...

Isabelle Chappuis: ... ou accélérer la digitalisation et la robotisation de l’économie. Certaines entreprises estiment que 50% de leur staff partira à la retraite ces dix prochaines années. Il y aura par conséquent une perte importante de savoir-faire. Et ce vide sera difficile à combler. Craindre une destruction des emplois à cause de l’automatisation et de la digitalisation est compréhensible. Mais le vrai problème sera cette inadéquation entre les besoins des entreprises et l’offre du marché de l’emploi.

David Valtério: Oui. En Valais, l’entreprise Lonza, qui est un gros pourvoyeur d’emplois, a le même problème. Une grande majorité de leurs collaborateurs arrivent à la retraite plus ou moins au même moment. Ils ont donc d’énormes défis en termes de recrutement. Et ils ont plusieurs gros projets en cours, donc ce besoin de main-d’œuvre est urgent. Dans le domaine de la construction, le problème est identique. Les entreprises valaisannes vont chercher des travailleurs à l’extérieur du canton, voire du pays. Le travail est là, mais les entreprises peinent à trouver des gens qualifiés.

L’automatisation et la digitalisation de l’économie suisse est-elle déjà en train de contribuer à cette pénurie de main-d’œuvre?

Stefan Lutz: Oui. Dans le canton de Neuchâtel, c’est notamment le cas dans l’industrie horlogère et dans les industries médicales et biopharmaceutiques. Ces secteurs font appel à passablement de main-d’œuvre transfrontalière ou étrangère.

Une pénurie qui est liée aux transformations technologiques?

Stefan Lutz: Il faut nuancer. Les entreprises qui ont déjà franchi le cap de l’automatisation, de la robotisation et de l’IA sont encore relativement peu nombreuses. La Suisse est en retard dans ce domaine. Par contre, je connais plusieurs sociétés dans le canton de Neuchâtel qui testent actuellement ces technologies. Ces essais concernent la robotique, l’automatisation, la réalité virtuelle et l’Internet des objets.

Peut-on dire que ces nouvelles technologies sont les plus utilisées dans les secteurs les plus prospères?

David Valtério: Pas forcément. Les secteurs de la menuiserie et de l’ébenisterie se sont fortement robotisés ces dernières années. Cette évolution a permis d’augmenter le nombre de femmes dans ces métiers, ce qui était impensable il y a quelques années. La championne romande des SwissSkills 2020, section ébenisterie, est Léa Coutaz, une jeune femme de Saint-Maurice. La robotisation a donc permis aux femmes d’accéder à ces métiers très physiques. Cette augmentation de la mixité dans la construction apporte beaucoup aux entreprises. Dans le cas de Léa Coutaz, son prix a fait un énorme buzz sur les réseaux sociaux par exemple.

Isabelle Chappuis: Votre exemple est intéressant. Il montre à quel point la machine augmente l’humain, lisse les différences et peut même faire disparaître des handicaps. En réalité, ces robots et ces machines nous offrent de nouvelles possibilités. Au lieu de parler de la transformation digitale, il faudrait parler d’augmentation digitale.

Il y a donc beaucoup d’incompréhension sur ce sujet?

Sabrina Cohen Dumani: Oui, en partie parce que ces choix technologiques sont décidés par les départements R&D. La formation est souvent le maillon faible de cette évolution. Mais pour rester compétitive, l’entreprise doit réfléchir à la fois en termes de capital humain et en termes de technologie. L’hybridation entre formation et innovation est au cœur du processus.

Cette technologie n’est donc pas réservée à certains secteurs d’activité, c’est bien toute l’économie qui est en train de se transformer?

Sabrina Cohen Dumani: Absolument. La pénurie concerne tous les secteurs d’activité. Certains observateurs disent même que la Suisse sera bientôt le Japon de l’Europe. Ce n’est pas la technologie qui pose problème, mais la transformation et la vitesse de cette transformation de nos économies par rapport à des facteurs qui ne sont pas que technologiques. Ce serait une erreur de toujours tout focaliser sur la technologie. Nous vivons dans un monde beaucoup plus complexe.

Isabelle Chappuis: Cette transformation digitale peut se comprendre de différentes manières. Pour certains, il s’agit de transformer les humains en robots et de digitaliser les processus afin de diminuer la masse salariale. Si l’on considère les choses en termes d’augmentation digitale, l’objectif change et il s’agit de faire évoluer les métiers et de créer des nouvelles opportunités d’affaires.

Stefan Lutz: L’industrie horlogère est en train de tester des robots collaboratifs (cobots) sur des lignes de production par exemple. L’objectif de cette robotique collaborative est de soulager l’opérateur. Dans cette collaboration, l’humain reste le maître et le robot, qui est une sorte de bras articulé, exécute les tâches. Cette mutation du travail implique de nouvelles compétences.

Lesquelles?

Stefan Lutz: Elles touchent autant les softskills: polyvalence, autonomie, prises de décision et esprit critique, que les hard skills, avec des compétences en informatique et en statistique notamment. Les nouvelles générations de robots sont conçues avec de l’IA intégrée. La collaboration se fait via des interfaces intuitives.

Isabelle Chappuis: Nous croyons fermement aussi aux «fusion skills», soit le fait de travailler avec l’IA ou le robot et non de manière séquentielle. Dans un processus de travail, l’humain s’appuie sur la machine pour ces fameuses «D-Tasks» (Dirty, Dull and Dangerous). Concrètement, cela peut être un bras articulé, des senseurs qui permettent de sentir des champs magnétiques ou des lunettes pour voir les ultraviolets et les infrarouges. Ces nouvelles technologies ont le potentiel d’augmenter la perception que nous avons du monde. Cela va changer beaucoup de choses. Le défi consiste à ne pas refuser cette augmentation potentielle mais à embrasser ces nouveaux sens et ces nouvelles potentialités. Les jeunes savent très bien le faire.

D’autres exemples de cette collaboration homme + machine?

Sabrina Cohen Dumani: Le recours à l’hydrogène dans le domaine de la mobilité. La Fondation Nomads coordonne actuellement un projet de camions à hydrogène qui implique quatre entreprises: les SIG (Services industriels de Genève) qui vont créer une nouvelle filière; le groupe Migros qui va tester un camion à hydrogène pour le transport des marchandises; GreenGT, une start-up vaudoise qui a développé un moteur à propulsion avec des piles à combustible et enfin LARAG SA, qui va s’occuper de l’assemblage des camions.

Cette technologie change le métier de mécanicien sur camion?

Sabrina Cohen Dumani: Difficile à le dire pour l’instant. Notre rôle est justement de casser les préjugés, de rassembler les acteurs du marché et d’analyser dans le détail les compétences qui vont changer. Mais cela prend du temps.

David Valtério: Les enjeux sont semblables pour le métier d’employé de commerce. Récemment, une association valaisanne a lancé un brevet informatique destiné aux employés de commerce. C’est ce genre d’initiative qui va permettre de transformer ces métiers. Si l’on n’agit pas aujourd’hui, l’employabilité de ces profils va diminuer et ces jobs vont disparaître.

À quoi ressemblera l’employé de commerce de demain?

David Valtério: Difficile de le dire avec précision. Ce sera vraisemblablement un métier avec beaucoup moins de tâches répétitives. Les courriers et la saisie des factures seront effectués par des machines. L’activité humaine se concentrera sur des tâches à haute valeur ajoutée et des projets spécifiques.

Ces employés de commerce nouvelle génération devront tout de même piloter les logiciels qui traiteront ces factures, non?

Sabrina Cohen Dumani: Oui, mais pendant une heure seulement. Aujourd’hui, avec un RPA (Robot Process Automation), il faut grosso modo une heure pour mettre la machine en route et lui montrer comment effectuer ces tâches répétitives.

Stefan Lutz: Et pendant le reste de la journée, ces employés de commerce endosseront des rôles de conseils ou des missions de marketing collaboratif sur les réseaux sociaux.

Isabelle Chappuis: Cela dépendra aussi de la stratégie de développement de l’entreprise. Car comme dit plus haut, certaines entreprises vont utiliser leur RPA pour diminuer leur masse salariale. D’autres chercheront à utiliser le temps dégagé pour aller vers les clients et développer les affaires. Dans ces cas, il faudra redéfinir les postes et investir dans la formation. On comprend du coup l’importance du «life long learning».

Quelles sont les forces de l’être humain?

Sabrina Cohen Dumani: La recherche de sens. L’être humain est un animal social. Il a besoin de liens. Dans une culture américaine, la performance financière prime. En Europe, nous attachons plus d’importance au contrat social et au vivre ensemble.

David Valtério: La force de l’être humain est sa capacité d’adaptation et sa flexibilité. Je l’ai constaté en 2017 lors des championnats du monde des métiers à Abu Dhabi. Pendant un concours de construction métallique, il y a eu un bug. Les Coréens, qui sont très drillés et habitués à répéter toujours les mêmes gestes, étaient perdus. Les Suisses par contre ont rapidement su s’adapter. Car le changement fait partie de notre quotidien. C’est aussi le reflet de notre mélange de cultures, c’est une force incroyable.

Stefan Lutz: Nous avons un bon esprit critique. Depuis cent ans, la Suisse s’est développée grâce à ses compétences cognitives. Je suis donc assez optimiste pour l’avenir.

Les autres qualités de l’être humain?

Isabelle Chappuis: La volonté et le rêve. À l’avenir, nous devrons accepter des changements plus forts que nous: la démographie, les enjeux environnementaux ou la technologie par exemple. Devant ces réalités, soit nous adoptons une posture de victimes soit nous rêvons un monde meilleur. Le privilège de la Suisse est de pouvoir façonner le présent tous les trois mois lors des votations fédérales. Allons plus loin et rêvons notre futur.

Quelles sont les forces de la machine ?

Sabrina Cohen Dumani: Sa force principale est de démachiniser l’homme. Le taylorisme a montré ses limites. Aujourd’hui, les machines et la technologie sont là. La question est de savoir ce que nous allons en faire. La relation homme + machine pose la question de l’humain et de nos projets de sociétés. Ce sont des questions difficiles auxquelles nous devons impérativement apporter des réponses. Sinon, les GAFAM décideront à notre place.

Stefan Lutz: Oui. Les robots et l’IA ne doivent pas dévaloriser l’être humain. Cette menace est réelle.

Et quelles sont les opportunités de cette technologie?

Stefan Lutz: Elle va prendre en charge les tâches répétitives et pénibles physiquement, avec une diminution des troubles musculo-squelettiques. Les robots auront aussi un effet positif en termes d’intégration professionnelle, notamment pour les femmes, les seniors et les handicapés.

David Valtério: Ces technologies permettent aussi des gains de productivité. En ce sens, elles devraient nous permettre de retrouver un meilleur équilibre de vie.

Isabelle Chappuis: De manière générale, les machines augmentent et transforment la perception que nous avons du monde et de nous-même. À l’horizon 2030, nous assisterons à l’avènement du moi quantifié.

Le moi quantifié?

Isabelle Chappuis: Oui. Pensez aux Fitbits et aux montres connectées. Ces outils captent nos données physiologiques ou médicales en temps réel. Grâce à la machine nous aurons accès à des informations insoupçonnées nous concernant. Notre perception de nous-même évoluera, s’amplifiera et nous pourrons à terme savoir si le moment est propice à une négociation, à une séquence de repos ou à du travail créatif par exemple.

Que pensez-vous de l’accélération de l’obsolescence des connaissances évoquées par Grégoire Evéquoz?

Isabelle Chappuis: Cette obsolescence des compétences est un risque de sécurité nationale.

Pourquoi?

Isabelle Chappuis: Car nous risquons d’aller vers une société à deux vitesses, avec d’un côté les heureux élus, bien formés et bien rémunérés, et de l’autre, une majorité d’emplois précaires ou sans emploi.

Cette obsolescence des compétences s’accélère donc?

Tous: Oui, bien sûr!

Sabrina Cohen Dumani: Selon une étude de Gartner, cette obsolescence des compétences s’élève à 20% chaque année, tous métiers confondus. Les diplômes ont une obsolescence d’environ quatre ans. Et dans certains métiers cela va beaucoup plus vite, en informatique par exemple. La technologie a accéléré ce rythme et nos structures de formations n’arrivent plus à suivre. Le défi sera de mettre en place des réseaux de compétences et d’opérer ces changements ensemble. À noter que l’entreprise Total a décidé de rattacher sa fonction Formation à la R&D. C’est la première entreprise à le faire.

David Valtério: Le Valais développe un projet de Centre de formation continue pour adapter nos professions. Dans la construction par exemple, nous sommes face à d’énormes défis. Hier (le 6 octobre 2020, ndlr), la ville de Sion a présenté ses lignes stratégiques pour les cinq prochaines années. Elle souhaite notamment qu’une espèce d’incubateur de formations continues soit créé avec différents partenaires.

Stefan Lutz: Au Service public de l’emploi de Neuchâtel, nous avons mis en place un outil de veille du marché du travail et revu tout notre catalogue de formations pour y inclure la digitalisation et le 4.0. Nous travaillons aussi sur un laboratoire innovant de la digitalisation pour les cols blancs.

La formation continue fera donc partie intégrante du cahier des charges de chaque collaborateur à l’avenir?

Stefan Lutz: Absolument. Nous pourrions nous inspirer du modèle de Singapour, où la formation continue est obligatoire. Chaque employé reçoit 1500 dollars à utiliser durant l’année.

Isabelle Chappuis: Oui. À terme, là où nous avons créé une assurance chômage le siècle dernier, nous pourrions développer une assurance compétence. Comme la nouvelle loi sur l’école a accompagné la deuxième révolution industrielle, aujourd’hui une nouvelle loi sur la formation continue pourrait nous aider à faire face à cette nouvelle révolution. Il faudra aussi mettre sur la table un nouveau contrat social 4.0.

Intervenants

David Valtério est membre de la direction élargie du Bureau des Métiers depuis 2013. Il est responsable des associations professionnelles et de la formation.

Sabrina Cohen Dumani est la directrice de la Fondation Nomads à Genève (futur des jobs, mobilité du Grand Genève, efficience énergétique et contrat social) depuis 2015. Elle est aussi la directrice de la FFPC (Fondation pour la formation professionnelle et continue).


Stefan Lutz est le chef du secteur ProEmployeurs au Service de l’Emploi du Département de l’Économie et de l’Action Sociale du canton de Neuchâtel depuis 2017.

Isabelle Chappuis est la directrice du Futures Lab de HEC Lausanne. Elle est à l’Université de Lausanne depuis 2007 où elle a notamment dirigé l’Executive MBA avant de fonder et diriger le département de formation continue (Executive Education) de la faculté des HEC Lausanne.

 

 

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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