Plurivalence

«L’idéal au travail est une exigence tyrannique»

Reconnue pour ses enquêtes de longue durée, où elle observe avec finesse comment le  travail est prescrit, perçu et enfin vécu dans la réalité, la sociologue Marie Anne Dujarier a accepté de répondre par mail aux questions de HR Today.

Plusieurs contributeurs de ce numéro montrent que le travail est perçu aujourd’hui comme une cause de souffrance et qu’il est grand temps de le réhabiliter pour lui redonner sa vraie place, soit un lieu d’épanouissement personnel et de développement économique et social. Qu’en pensez-vous?

Marie Anne Dujarier: Je ne sais pas très bien ce que veut dire l’expression  «valeur travail». Cette expression désigne-telle un programme politique, comme en témoigne les discours des candidats à chaque élection? Ou bien évoque-t-il une valeur économique sur ce que rapporte le travail? A moins qu’il ne s’agisse d’un point de vue subjectif sur ce qu’il est ou devrait être? Dans mes enquêtes sociologiques, le fait marquant actuellement est que les sujets espèrent du travail qu’il soit à la fois une source de revenus, et qu’il procure une occasion de déployer une activité vivante, utile et performante. L’encadrement contemporain de l’emploi et du travail ne permet pas toujours de réaliser ces attentes.  Notons, à propos souffrance, que rares sont les travailleurs qui ne font «que» souffrir ou qui n’ont que des satisfactions dans leur poste. En fait, les émotions au travail sont infiniment plus variées: l’ennui, l’excitation, la fatigue, le bien-être, l’angoisse comme la joie peuvent se succéder ou s’entremêler. Ce qui domine, c’est donc la plurivalence du rapport au travail. C’est cela qu’il faut arriver à penser.
 

Dans votre ouvrage «L’idéal au travail», vous montrez comment l’idéal est devenu la norme dans notre économie de services de masse. Qu’entendez-vous par là? 

Lorsqu’on regarde de près les prescriptions qui sont faites aux salariés, il apparaît qu’elles sont idéales: on peut les concevoir en pensée, mais elles ne sont pas réalisables.  Elles résultent d’un enchantement organisationnel, qui prétend pouvoir «satisfaire totalement» toutes les parties prenantes, que ce soient les clients, les actionnaires, les salariés et même les citoyens.  Cette promesse ne tient pas compte des tensions et contradictions entre elles. Elle est alors surhumaine et crée une exigence surhumaine, à tous les niveaux. L’idéal n’est plus un horizon enthousiasmant vers lequel regarder, mais une exigence tyranique, avec laquelle il faut composer.
 

Vous  montrez  aussi comment cette «promesse d’enchan- tement» d’un service irréprochable oblige les travailleurs à dissimuler le travail qu’ils font vraiment afin de donner l’impression qu’ils répondent aux prescriptions souvent contradictoires des uns et des autres. Pouvez-vous nous illustrer cette situation avec un exemple?

Le système de gestion dans les hôpitaux comptabilise les ‹actes› réalisés, et leur attribue une valeur.  Selon le nombre et la nature des actes déclarés, les services se verront plus ou moins bien classés et dotés pour l’avenir.  Ils sont donc incités à coter des actes qu’ils n’ont pas fait, ou, pire, à faire des actes dont les patients n’ont pas besoin, pour gagner en crédit symbolique et matériel. Faire une césarienne à une patiente qui pourrait accoucher normalement, faire des examens complémentaires sans raison, administrer un traitement chimique à un patient alors qu’il risque d’en pâtir plus que d’en guérir, hospitaliser ou au contraire «libérer un lit» sur des critères de taux de remplissage, ... les cas sont nombreux, ici où ailleurs, où, pour satisfaire un critère de performance, les travailleurs se voient incités à la dégrader. 
 

Peut-on dire que la valeur du travail a complètement changé avec l’apparition de ces nouvelles tensions entre les managers qui se sentent souvent dépassés et les consommateurs qui  jouent un rôle de plus en plus important dans l’évaluation et parfois même l’élaboration des produits ou services? 

Nous assistons en effet à un changement sensible de la division du travail, qui donne aux consommateurs un rôle croissant dans la production. J’ai détaillé les trois formes de mise au travail du consommateur dans mon ouvrage (Le travail du consommateur, La Découverte, 2014). Parmi celles-ci, on voit effectivement que le consommateur est de plus en plus sollicité pour donner son avis sur la qualité, la rapidité et la pertinence des services fournis. Les questionnaires de satisfaction et autres écoutes des interactions avec les professionnels  placent de facto les consommateurs en situation de mettre la pression sur les premières lignes. Déclarés «rois», ils peuvent même devenir zélés et très exigeants avec les salariés, mieux que ne le ferait un manager de proximité. Cette attitude n’a rien de «naturelle». Elle est construite par le management. La pression, la surveillance et la dénonciation/réclamation qu’il demande aux consommateurs d’exercer, permet de leur déléguer une part du travail de contremaître.
 
Comment analysez-vous l’émergence récente des techniques sensées aider les collaborateurs à tenir le coup. Je pense notamment aux cours de développement personnel, de nutrition, de sport, voire même de méditation (dont nous avons parlé dans HR Today 5-2014)? 
 
Ce marché connait un essor continu. Comme tout marché, il résulte d’un travail de construction sociale: des offreurs et des demandeurs  voient un intérêt conjoint à le développer. Ces techniques enrichissent les entreprises qui les vendent et semblent satisfaire les commanditaires (dirigeants, DRH…). La question reste entière de savoir si elles permettent d’aider réellement les travailleurs. Les enquêtes montrent qu’au mieux, ces techniques les éloignent provisoirement de leur travail ou les flattent.  Dissociées de l’activité, on voit mal comment elles pourraient la penser, l’améliorer, la transformer pour permettre aux travailleurs d’y vivre mieux. Ces distractions soulagent peut être temporairement les travailleurs, mais permettent surtout de ne pas parler du travail et de son organisation. C’est un moyen moralement satisfaisant de ne pas remettre en question ce qui fait problème: devoir «tenir» au travail, plutôt que d’être tenu par lui.
 

Dans ce même numéro, nous publions l’interview de l’Américain David Marquet, auteur du bestseller «Turn the Ship Around». Cet ancien commandant de la marine américaine raconte comment il en est venu à distribuer son pouvoir «le plus bas possible». Nous avons également beaucoup parlé ici d’holacracy, qui est une autre forme de distribution du pouvoir. Ces nouvelles pratiques organisationnelles sont-elles un signal positif? 

Je ne connais pas ces textes. Je n’ai donc pas d’avis, mais juste un étonnement: pour quelles raisons ceux qui sont en situation de pouvoir y renonceraient? Ne s’agit il pas plutôt de déléguer sur les derniers niveaux les problèmes qui n’auraient pas été résolus plus haut? Par exemple, les contradictions entre qualité et précarité, entre taylorisation des tâches et intérêt du travail? Entre massification et personnalisation? Entre quête infinie de profitabilité et équilibres écologiques? Dans mes enquêtes, c’est plutôt de cela dont il est question derrière le terme d’empowerment.
 

La sociologue Dominique Méda montre notamment que les attentes des individus face au travail sont souvent trop élevées et causent une partie de la souffrance qu’on attribue parfois à tort aux techniques de management. Qu’en pensez-vous? 

Aujourd’hui, le salariat est la condition de survie économique. Pourtant, il n’y a pas d’emploi pour tout le monde, et ce depuis près de cinquante ans. En outre, que la majorité des hommes aspirent, au quotidien, à faire quelque chose au monde qui soit à la fois bon pour leur santé et utile aux autres (quand bien même ils ne seraient pas tous d’accord sur ce qu’est cette utilité). C’est d’ailleurs la promesse faite le plus souvent par le management avec la rhétorique du «développement personnel». Or trop souvent, la tâche ne permet pas d’avoir cette activité vivantelà. Les conditions d’emploi d’une part et l’organisation de l’activité d’autre part ne peuvent donc toujours satisfaire les espoirs qu’elles font naître quant à la possibilité de vivre de et dans son travail.
 

 

Sociologue du travail

Marie-Anne Dujarier est sociologue du travail et maître de conférences à l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3 où elle y enseigne la sociologie et la méthodologie de recherche. Elle est aussi cherheuse au LISE (Laboratoire  interdisciplinaire pour la sociologie économique CNAM / CNRS et est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence. Notamment: «L’idéal au travail» (aux éditions des Presses Universitaires de France, 2006, 204 pages) et «Le travail du consommateur» (aux éditions de La Découverte, 2008, 246 pages). Ses enquêtes, menées dans des organisations privées et publiques, proposent une analyse sociologique du travail des cadres prescripteurs et des dispositifs qu’ils conçoivent pour encadrer l’activité productive des salariés et consommateurs (management par les chiffres, évaluation, financiarisation, coproduction avec le consommateur…).

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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