L'illusion du travail passion
«Mon travail me fait vibrer», ça sonne bien, non? Comme le préconisait déjà Confucius: «Choisis un travail que tu aimes et tu n'auras pas à travailler un seul jour de ta vie.» Si on y pense bien, la passion, aussi enivrante qu’elle ait été pour Roméo et Juliette, a ses revers et peut parfois finir en tragédie. Alors dans le contexte professionnel, jusqu'où se passionner sans oublier ses limites, sans se perdre et finir par se consumer?
Photo: Martin Barraud / iStock
Le paradoxe moderne
Dans un monde de plus en plus individualisé, où chacun aspire à davantage de sens, d’équilibre, d'autonomie, à un travail qui soit enrichissant tout en étant respectueux de son bien-être, le concept de travail passionnant est à double tranchant: être payé pour faire ce qu'on aime est séduisant, mais gare aux risques de surinvestissement et d’épuisement! On peut vite se laisser submerger par l'envie d’en faire toujours plus.
Quand la passion vire à l'exploitation
Et si cette dynamique d’investissement passionnel était exploitée par les entreprises pour pousser leurs salariés à des niveaux de rendement extrêmes, afin de maximiser leur rentabilité? Les managers aiment voir leurs équipes pleinement engagées. Tirant parti de leur hyperdisponibilité, ils sont tentés d'exiger toujours plus d’engagement, de flexibilité, tout en offrant des compensations souvent insuffisantes, et en normalisant le «blurring» – l’effacement de la frontière entre le bureau et la maison.
Le danger, c’est que les salariés passionnés s’investissent sans compter, convaincus que leur passion justifie tous les sacrifices. Une étude de 2020 publiée dans le Journal of Personality and Social Psychology montre que la passion pour le travail peut conduire à accepter des traitements injustes et dégradants. Les employés tombent souvent dans une forme de servitude volontaire, et de ce fait, négligent leurs droits, leur bien-être et leur équilibre personnel. Un peu comme s’ils s’enfermaient dans une cage dorée, en n’osant pas revendiquer leurs droits, craignant que cela ne soit perçu comme un désengagement.
Les indépendants face aux mêmes risques
L'entrepreneuriat peut sembler une échappatoire aux contraintes du salariat, offrant la liberté de travailler selon ses propres règles. Inspirés par la tendance à la reconversion et la quête de sens, nombreux sont ceux qui se lancent dans des projets passionnants. Pourtant, ces chemins, souvent idéalisés par des histoires de transformations spectaculaires, à l'image d'un entrepreneur qui, après avoir surmonté un burnout, a rebondi en lançant son foodtruck végétarien, ne sont pas sans risques. Ces récits, bien qu'inspirants, peuvent créer des attentes irréalistes, masquant les risques d'échec, de précarité et d’épuisement. En réalité, que l'on soit salarié ou indépendant, les défis liés à la passion pour le travail restent les mêmes.
Entre passion et raison
La passion au travail, souvent perçue comme une quête noble, mérite qu’on redéfinisse sa place dans notre vie. S’identifier à son emploi et en faire sa source principale d’épanouissement, c’est lui donner trop de pouvoir. Le travail est une partie de la vie, pas toute la vie. Choisir un «travail raison» plutôt qu’un «travail passion» permet de préserver notre identité au-delà de notre rôle professionnel tout en assurant notre équilibre matériel, familial et social, et en nous permettant de profiter pleinement de l’existence.
Il est certes essentiel d’apprécier son travail, peut-être même d’y apporter son petit supplément d’âme, sans que cela ne tourne à l’obsession. Parfois, la passion n’est qu’un scénario de l'ego qui nous pousse à une quête frénétique de reconnaissance. Repérer ce mécanisme offre une occasion de s’alléger d'une passion dévorante. Ensuite, il serait bénéfique de développer une perspective plus collective, favorisant la collaboration et la synergie plutôt que l'isolement, car la passion tend à nous confiner dans l'individualisme.
Rêvons les pieds sur terre. Un travail passionnant est certes stimulant, mais il reste avant tout un travail. Considérons-le comme un partenaire et non comme un maître. Voyons-le comme une occasion d'apprentissage, de croissance et d'épanouissement, plutôt que comme une série d'obligations qui nous épuisent et nous enferment dans les pièges de l'illusion du «travail passion».