Les DRH et l’image

L’image, un langage corporate puissant mais difficile à décoder

Grâce aux progrès technologiques et à la puissance d’Internet, la diffusion d’images s’accélère. Les entreprises ont compris depuis longtemps les enjeux derrière ce phénomène. Analyse.

Plus de 2200 photos sont mises sur Facebook chaque seconde. Les caméras de vidéo-surveillance et les écrans ont envahi nos villes. Sur les quais de gare, les pendulaires attendent leur train la tête plongée dans leur téléphone portable, où la vidéo et l’image supplantent progressivement l’écrit. «Dans la société postmoderne où nous vivons, les images ont de plus en plus remplacé les textes écrits comme forme culturelle dominante: le monde comme «texte» a été remplacé par le monde comme «image»», écrivait Patrizia Facciolli, sociologue italienne spécialiste de l’image, dans un article de 2007 1.

En entreprise, la puissance de l’image est reconnue depuis longtemps. «On a retrouvé des publicités murales dans les cendres de Pompéi», rappelle le sociologue Gianni Haver, de l’Université de Lausanne. «En Suisse, poursuit-il, les premières photographies à être publiées dans la presse étaient des images publicitaires de Nestlé.»

Le marketing et ses budgets

Ce fort intérêt de l’entreprise pour l’image se révèle aussi par l’importance des moyens accordés pour la contrôler. En 2014/2015, le géant Nike a par exemple dépensé plus de 3 milliards de dollars pour son marketing. Or, comme le rappelle Gianni Haver, «le marketing et les budgets qui y sont alloués ne sont rien d’autre que le soin porté à l’image de l’entreprise. C’est donc une préoccupation réelle. D’une certaine manière, on peut dire que l’entreprise démontre l’importance de l’image dans nos sociétés par la taille des moyens qu’elle lui accorde.»

Si l’image est devenue l’écriture du XXI siècle, elle reste un langage très complexe et donc dur à décoder. Les images ont un impact émotif très fort. C’est le fameux: «une image vaut mieux que mille mots». Mais la mécanique de l’image reste difficile d’accès. «L’image est ambiguë, par sa nature intrinsèque, et son ambiguïté est dissipée par les contenus qui lui sont attribués subjectivement. Autrement dit, les images ne parlent pas toutes seules», note Patrizia Faccioli dans l’article précité.

Une interprétation, un point de vue

Car l’image est toujours une interprétation du monde, un point de vue. Pensez à la représentation des femmes sur les affiches publicitaires. Il y a donc bien un jeu de pouvoir qui se joue entre celui qui produit l’image, celui qui est pris en photo – qui joue lui-aussi un rôle dans la création de cette représentation, et celui qui la regarde. Patrizia Faccioli: «La relation de pouvoir entre celui qui voit et celui qui est photographié n’est pas asymétrique. Le sujet photographié se met lui aussi en scène et influence ainsi la représentation que l’on va se faire de lui à travers l’image.»
Elle poursuit: «Tout cela nous amène à dire que la vision est un processus subjectif. En effet, ce qui nous frappe (pique) quand nous regardons une photographie est, le plus souvent, un point particulier, quelque chose que le photographe n’a pas nécessairement voulu mettre en évidence, mais qui éveille en nous quelque chose.»

Démunis face aux enjeux
Cette difficulté à décoder les images s’explique, selon Gianni Haver, par notre incompétence à décoder les images auxquelles nous sommes confrontés. «Le couac, c’est que l’école n’apprend pas aux élèves à regarder une image de manière critique. L’école sait très bien enseigner l’écriture et la lecture, mais pas celles des images. Il n’est donc pas étonnant que nous nous retrouvions démunis face à ces enjeux. De plus, on a coutume de dire qu’une image parle d’elle-même. Or ce n’est pas le cas. L’importance accordée par les entreprises pour contrôler leur image le prouve», poursuit Gianni Haver.

C’est aussi ce que dénonçait Guy Debord dans «La société du spectacle» en 1967. Pour lui, le spectacle est une «idéologie économique» qui permet à la société contemporaine de «légitimer l’universalité d’une vision unique de la vie, en l’imposant aux sens et à la conscience de tous, via une sphère de manifestations audio-visuelles, bureaucratiques, politiques et économiques solidaires».

L’image comme liant social

Si on ramène notre champ de vision à l’univers de l’entreprise, l’image est aussi un moyen de créer du liant social, à l’interne. «Le lien symbolique de l’image est souvent utilisé pour fidéliser les collaborateurs et pour créer un sentiment d’appartenance à une famille. Je me souviens d’une étude sur le recours aux images dans l’entreprise Suchard. Au premier abord, ce sont les photos publicitaires qui nous viennent à l’esprit quand on pense à ce chocolatier. Mais le chercheur a démontré qu’il existait une immense production d’images uniquement destinée à l’interne: des albums de photos qui documentent les fêtes de fin d’année ou le journal illustré par exemple. Ces images sont destinées à créer du lien et un attachement à la famille Suchard.»

De nos jours, l’attachement à une entreprise s’est fortement affaibli, puisque les individus n’hésitent plus à changer d’employeur plusieurs fois au long de leur carrière. «Ce rapport identitaire par l’image avec l’entreprise doit donc se faire beaucoup plus vite. Les sites internet d’entreprises montrent très souvent des images de leurs employés, comme les photos de famille des albums Suchard du début du siècle passé. Ce sont donc des pratiques anciennes. D’autres objets visuels participent à cette création de lien: les T-shirts avec logo, les uniformes, les stylos ou les parapluies qui portent le nom de l’entreprise», poursuit Gianni Haver.

La tendance actuelle, visible de plus en plus dans les films d’entreprises, est de montrer un univers qui représente le bien-être et le plaisir. Les produits et les services passant même parfois au second plan. Gianni Haver: «L’entreprise essaie ainsi de se démarquer de cette réputation d’être un lieu de souffrance. C’est l’exemple de la table de ping pong chez Google, qui nous donne l’impression que le travail là-bas n’est que du plaisir.»

Un autre élément souvent utilisé pour influencer nos représentations des entreprises sont les projets liés à la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE). Depuis quelques années, ces enjeux ont pris une place croissante dans le jugement des consommateurs, tous les jours un peu plus concernés par l’environnement et l’avenir de la planète. Le choix des images, des sujets et leur mise en scène n’est donc jamais innocent, sans qu’il y ait forcément de mauvaises intentions de la part de leur producteur.

1 «Culture visuelle et visualisation», dans Sociétés, Revue des sciences humaines et sociales, n°95, 2007.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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