L'innovation par le bas: rares sont les entreprises qui savent en tirer profit
Faire émerger les idées innovantes des collaborateurs est un processus difficile. C'est une affaire de culture d'entreprise, de transition entre l'individu et le collectif et d'attention portée aux petites idées plutôt qu'aux grandes. Analyse.
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Selon les experts, seulement 10% du potentiel d’innovation des collaborateurs d’une entreprise est utilisé pour créer des nouveaux produits ou services. Cette source d’innovation est donc souvent sous-exploitée par les organisations. Explications? Le processus d’identification et d’évaluation de ces idées est difficile à mettre en œuvre avec justesse. Et depuis la digitalisation et l’apparition de l’économie des plateformes, les individus peuvent facilement proposer leurs idées à un concurrent ou décider de lancer leur propre start-up.
Cette fuite des connaissances pose un vrai problème aux entreprises. Le contexte organisationnel dans lequel ces idées émergent leur appartient. Par conséquent, elles estiment être en droit de réclamer une partie des bénéfices des innovations sorties de leur sérail. Mais l’économie est un univers de forte concurrence où la guerre des talents fait rage depuis l’enquête célèbre de McKinsey publiée en 1998.
Armateur écossais du XIXe
Capter les idées des collaborateurs n’est cependant pas une mince affaire. Le professeur belgo-américain Philippe Byosiere (lire son interview ici) y a consacré sa carrière. Auteur de plusieurs articles sur le sujet, il a notamment collaboré avec le Japonais Ikujiro Nonaka, considéré comme le père de cette gestion de la connaissance en organisation.
Dans un premier temps, il s’agit d’encourager les collaborateurs à mettre par écrit les idées qui pourraient améliorer un processus de travail, un produit ou un service. Cette pratique date de la fin du XIXe siècle quand un armateur écossais aurait, pour la première fois, installé au mur de son entreprise une boîte à idées destinée à ses ouvriers.
Une fois ces idées récoltées, il faut vérifier si elles ont une valeur. Car toutes les idées ne sont pas bonnes. Ce passage de l’intuition d’un individu isolé à une pratique collective est délicat. Il s’agit d’impliquer des experts, d’autres utilisateurs, voire même des clients, ou des fournisseurs. Cette confrontation avec la réalité doit se faire relativement rapidement. Trop souvent, les entreprises s’arrêtent à la récolte d’idées et ne prennent pas la peine d’évaluer et de mesurer avec précision le potentiel réel de ces suggestions.
Écouter ceux qui font le travail
La culture d’entreprise joue ici un rôle important. Les collaborateurs ont-ils confiance en leurs supérieurs hiérarchiques? Ces derniers vont-ils prendre au sérieux ces suggestions qui viennent d’en bas? Pointer du doigt un dysfonctionnement dans l’organisation du travail pour gagner en efficacité peut être à double tranchant. Mais cette capacité à écouter les feedbacks critiques des collaborateurs – qui font le travail sur le terrain – est déterminante. Il faut également remercier ces personnes. Il s’agit donc d’un savant mélange de sécurité psychologique, d’écoute et de communication positive.
Petites idées plutôt que grandes
Dans leur livre «Ideas Are Free», les deux professeurs de management Américain Alan Robinson et Dean Schroeder, conseillent de prioriser les petites idées plutôt que les grandes. Les entreprises préfèrent les grandes idées qui vont disrupter le marché et leur donner un avantage concurrentiel conséquent. Mais ces grandes idées sont rares et facilement reprises par la concurrence. Une petite idée, au contraire, est souvent liée au contexte organisationnel ou à l’outil de production spécifique à une entreprise. Elles sont difficilement reproductibles ailleurs.
Primes et bonus déconseillés
Robinson et Schroeder déconseillent également de rémunérer celles et ceux qui proposent des innovations. Estimer la valeur des économies réalisées est très difficile et peut déboucher sur des longs et coûteux procès (lire aussi ici). Une prime ou un bonus individuel risque aussi d’encourager les collaborateurs à saboter certaines opérations afin de pouvoir ensuite proposer une solution à ces dysfonctionnements. Par ailleurs, la personne à l’origine de l’idée n’est qu’un maillon dans une longue chaîne de création de valeur. C’est l’ensemble du personnel d’une organisation qui va mettre en œuvre cette nouvelle idée. Les primes collectives sont par conséquent plus justes.
La connaissance des managers
Enfin, les managers sont également des sources d’innovation intéressantes. Dans un ouvrage collectif sur la création de la connaissance par les managers, dirigé par les professeurs Michel Kalika et Paul Beaulieu, on apprend que ces managers sont des observateurs privilégiés de l’organisation du travail. Ils seront donc en mesure de proposer des innovations managériales qui impacteront l’efficacité d’une chaîne de production ou la qualité d’un produit ou service.
Ici aussi, l’ouverture d’esprit et l’envie d’apprendre des managers seront décisives. Les auteurs font des liens avec l’entreprise apprenante qui active les mêmes principes. Cette culture repose sur une communication sans tabou, où les feedbacks et les petits réajustements sont bienvenus. Les entreprises qui réussissent à changer leur culture récoltent des centaines d’idées par collaborateur et par année. Le chemin pour y arriver est long et semé d’embuches, avec un potentiel de création de valeur énorme au bout du compte.