Souveraineté émotionnelle

Longtemps enfouies, les émotions montent à la surface des organisations

Dans notre économie de la connaissance et de la complexité, l'intelligence émotionnelle est une compétence incontournable. Parler des émotions au travail est nouveau. Comment s'y prendre et quelles sont les limites à ne pas franchir? Panorama d'un sujet brûlant.

Bannies du monde professionnel, les émotions font aujourd’hui leur «coming out» organisationnel. L’intelligence émotionnelle grimpe dans les rankings des compétences du futur du World Economic Forum. Les instituts de formation proposent désormais des modules en gestion des émotions. La souveraineté émotionnelle a été votée thème de l’année par les membres des cercles Rezonance en Suisse romande. Les émotions sont au cœur du Business Book of the Year 2023 (Leader as Healer de Nicholas Janni, éd. LID Business Media Ltd, 2022, 218 pages). Les magazines spécialisés en font leur grande une. En charge de l’humain dans les entreprises, la fonction RH est aux premières loges de cette nouvelle doxa managériale. Décryptage et quelques pistes pour en tirer profit.

Baisse de productivité

Les émotions ont toujours existé en entreprise. Plusieurs raisons expliquent pourquoi elles sortent aujourd’hui de l’ombre. Elles sont un levier puissant de motivation. Or la productivité est en baisse, selon la dernière enquête HR Today Research (avec von Rundstedt). Les individus s’investissent de moins en moins émotionnellement dans leur travail. Ce désengagement est une lame de fond qui s’explique notamment par le carcan d’indicateurs et de process toujours plus lourd (lire aussi ici).

Dynamique collective enrayée

Les émotions jouent aussi un rôle central dans les dynamiques collectives, si importantes dans notre économie de la connaissance et de travail par projet. Les dirigeants cherchent à créer du lien et à stimuler l’intelligence collective. Au téléphone depuis New York, le pape de l’intelligence émotionnelle Daniel Goleman analyse: «La norme culturelle de la société a changé. Les managers ont compris aujourd’hui que les émotions positives doivent être encouragées.»

Le facteur humain

Depuis la pandémie, qui a accéléré le mouvement, l’entreprise ne fait plus rêver. Le Work-Life Balance détrône la carrière dans les priorités d’un individu. Auteur du best-seller «Leader as Healer», Nicholas Janni confie: «Les gens en ont marre d’être traités comme des machines. Ils ont aussi un cœur et un esprit. Créer du lien avec l’autre est beaucoup plus enrichissant que d’augmenter un bénéfice net.» Cette montée en puissance du facteur humain se voit aussi dans les grands cabinets de conseils qui proposent désormais des prestations dédiées aux RH. Cet intérêt pour les ressources humaines est nouveau.

Raison et émotions

Sur le plan biologique, le neuroscientifique portuguais Antonio Damasio a montré comment rationalité et émotions sont interdépendants. Le dirigeant rationnel qui ne se laisse pas envahir par ses émotions est une figure du passé. Aujourd’hui, il s’agit plutôt d’harmoniser la tête et le cœur. Avec son cortex préfrontal très développé, l’espèce humaine est capable de réagir à ses émotions de manière variée et nuancée. Selon Nicholas Janni, se fier uniquement à notre rationalité nous coupe de 80% de notre potentiel. C’est Daniel Goleman (L'intelligence émotionnelle, éd. Robert Laffont, 1995, 422 pages) qui a popularisé le concept d’intelligence émotionnelle. Il a montré qu’il n’y a pas une intelligence mais des intelligences multiples.

Intelligence émotionnelle

Pour Daniel Goleman, cette intelligence émotionnelle est la capacité à se motiver ou à persévérer dans l’adversité, à maîtriser ses pulsions et à attendre avec patience la satisfaction de ses désirs, à conserver une humeur égale et de garder l’espoir. Elle désigne aussi l’empathie, qui vient du grec empatheia (sentir intérieurement), soit la capacité à comprendre ce que ressentent les autres. Ce sont ces compétences sociales qui sont recherchées pour réguler une équipe: l’aptitude à organiser des tâches communes, à négocier des solutions et à établir des bonnes relations personnelles.

Régulation

Sur le plan individuel, la capacité à ressentir ses émotions est la conscience de soi. La psychiatre française Stéphanie Hahusseau explique le mécanisme (Laisser vivre ses émotions, éd. Odile Jacob, 2022, 206 pages): «Si vous ressentez des émotions, c’est que vous êtes en bonne santé. Elles expriment des besoins et des désirs personnels. Mais on ne peut pas uniquement vivre des émotions positives. Emotions négatives et positives fonctionnent ensemble. C’est en refusant de sentir la tristesse qu’on risque la dépression, c’est en refusant de sentir la colère qu’on risque d’être violent.» Pour Nicholas Janni, l’objectif est de laisser ces émotions venir à la surface. Pas besoin de réparer l’autre, simplement l’écouter et accueillir ce qu’il a à dire. Montrer sa vulnérabilité n’est pas une faiblesse, au contraire. C’est le fameux roseau de Pascal qui plie dans le vent mais qui ne se brise pas.

Nommer ses émotions plutôt qu’en parler

«Avoir une bonne intelligence émotionnelle ne veut pas dire partager ses états émotionnels avec tout le monde, écrit Stéphanie Hahusseau. On ne va pas mieux si l’on parle sans arrêt de ses émotions. C’est une option, mais pas une nécessité. Ce qui est réellement important pour aller mieux c’est de pouvoir nommer pour soi-même ce que l’on est en train de ressentir. C’est le fait de reconnaître une émotion et de nommer précisément ce que l’on ressent intérieurement qui va faire baisser l’anxiété.»

Le corps et la méditation

Le moyen d'accéder à nos émotions est d'écouter le corps. Il a de nombreux messages à nous livrer. L'exercice physique en nature (sans écouteurs), le yoga, le Qiconq ou la respiration sont des bons moyens pour se reconnecter au corps. La méditation de pleine conscience est une autre porte d'entrée. Quand les pensées se calment, les sensations du corps remontent au premier plan.

Manager et diriger une équipe

Ces compétences émotionnelles sont essentielles pour diriger une équipe. Dans notre économie de la complexité, le chef n’est plus dominateur et combatif mais un expert des relations humaines. Il ou elle doit savoir être critique sans blesser, rester précis, proposer des solutions, être présent, faire preuve d’empathie et sentir l’impact de ses paroles sur les autres. Professeure à l’Université du New Hampshire aux États-Unis, la chercheuse Vanessa Urch Druskat a montré que les leaders qui performent le mieux ont tous une bonne intelligence émotionnelle. «Ces personnes stimulent l’engagement, la productivité et la loyauté», note Daniel Goleman.

Le leader guérisseur

Dans son dernier livre, Nicholas Janni propose la figure du «Leader as healer». Il explique: «Ce n’est pas un guérisseur au sens thérapeutique. Il ou elle va plutôt restaurer l’unité des choses. Le leader guérisseur ne se fait pas submerger par les émotions des autres, il va transformer l’énergie stagnante en une plus grande vitalité, une meilleure connexion entre les individus et plus d’intelligence et de sagesse». Daniel Goleman est plus nuancé: «Penser qu’un leader peut être un guérisseur c’est avoir trop d’attentes envers les managers. La clé est de cultiver la conscience de soi. De reconnaître ses émotions et d’être capable de les réguler.»

Une nouvelle spiritualité?

Pour Nicholas Janni, il faut différencier l’être et le faire. «L’être permet d’accéder à notre énergie vitale, à notre créativité et à une intelligence émotionnelle. Le faire est le fruit de notre rationalité et de notre pensée stratégique. Il faut les deux. Il faut cultiver l’être pour que le faire puisse y émerger.» Ces idées dérangent parfois. La frontière entre leadership et spiritualité est ténue. Nicholas Janni répond: «Cela n’a rien à voir avec de la spiritualité. Il s’agit plutôt de reconnaître les dégâts causés par la pensée rationnelle et analytique. L’instabilité et la complexité de notre économie exigent une nouvelle manière de diriger. Mais se tourner vers ses émotions fait peur car il faut affronter ses blessures. Les managers qui gardent leur cœur fermé ne devraient pas être autorisés à diriger des équipes.»

Critique sociologique

Ce panorama des émotions au travail ne serait pas complet sans mentionner la critique sociologique. Dans son livre «Les émotions au travail», la sociologue Aurélie Jeantet montre que le capitalisme est en train d'instrumentaliser les émotions pour retrouver de la productivité. Les sociologues critiquent aussi l'injonction des émotions positives et la tyrannie du bonheur au travail. Ces limites clarifiées, un collaborateur ne laisse pas ses émotions au vestiaire en arrivant au bureau. Une émotion est donc un signal d'alerte. Elles sont des opportunités pour identifier les problèmes causés par le passage toujours difficile entre le travail prescrit et le travail effectif.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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