Il m’a été donné l’opportunité – dans une autre vie – de visiter «une entreprise d’entraînement». Jamais plus ce souvenir ne m’a quitté. De nombreux hauts fonctionnaires d’Etat étaient présents, entourant de mille conseils le ministre de l’économie en exercice. La visite était d’importance et le protocole formel. Pendant que l’expert évoquait avec force des statistiques obscures, son voisin technocrate parlait «projet pilote», phasage et déploiement… Le ministre opinait du chef et tous les autres ronds de cuir – muets – écoutaient religieusement la démonstration. La Cour se déplaçait groupée, de bureau en bureau, tel un balletto de danse, la fougue en moins. Les chômeurs présents, pardon les participants à cette mesure d’insertion, étaient tétanisés par la scène et n’osaient répondre, s’épanchant dans des sourires convenus, forcés et maladroits. Dans ce moment si particulier, comme suspendu dans le vide, j’eus la certitude que le délire était désormais un scénario possible de la vie professionnelle.
Se traîner, s’entraîner
Entreprise d’entraînement? Interrogeons-nous sur ces 50 institutions suisses, regroupées sous le drapeau d’Helvartis. Il s’agit pour ces sociétés d’offrir – généralement pour des demandeurs d’emploi – un espace d’apprentissage des pratiques commerciales. Comment? En organisant des «vraies fausses entreprises» et en accueillant des chômeurs qui s’engagent à accomplir une mission réelle dans un environnement virtuel, mais simulé à l’échelle 1-1. Concrètement, vous avez un bureau, un cahier des charges, des collègues, un chef-formateur et des horaires 8h00-18h00. Votre entreprise ne produit rien, mais votre activité est réelle et l’objectif est de réapprendre les réflexes de la vie professionnelle. Vous n’êtes pas seul: plus de 7000 entreprises d’entraînement existent dans le monde et vous pouvez faxer votre déprime au Canada tout en commandant une palette de papier. Bref, pour ne pas traîner, le modèle propose de s’entraîner. Deux réflexions surgissent immédiatement.
1. Les limites de l’orgasme simulé
Par-delà l’efficacité de ce dispositif de réinsertion, le principe de l’«entreprise d’entraînement» laisse pantois et mille questions se bousculent au portillon: peut-on faire carrière dans une entreprise virtuelle (voire en devenir le chef)? Le burnout existe-t-il dans ces fausses vraies institutions? Une activité non réelle peut-elle engendrer du stress? Peut-on être heureux, fier et éprouver du plaisir au travail dans ce contexte? Comment faire semblant pour de vrai? Estime de soi et dignité en sortent-elles renforcées? Les heures supplémentaires sont-elles tolérées? Peut-on admirer chef et collègues, alors qu’ils sont empêtrés dans les mêmes difficultés que vous? Comment garder un haut degré de motivation des collaborateurs dans un cadre déconnecté du réel? Peut-on insérer des chômeurs dans la vie professionnelle via une entreprise «hors sol» qui n’est elle-même pas insérée dans le vrai tissu économique?
2. Etes-vous certain de ne pas travailler dans une entreprise d’entraînement?
Le succès des «entreprises d’entraînement» permet également de déplacer le regard et de poser la question qui tue: sommes-nous bien certains, nous les travailleurs du monde réel, que nous n’évoluons pas – parfois – dans des entreprises virtuelles? Question polémique, dites-vous? Répondons alors à ces dernières interrogations: à combien de séance inutiles et mal préparées ai-je déjà participé au long de ma carrière? Combien de collègues-fantômes ai-je rencontrés dans les placards de l’entreprise? A combien de projets aux contours flous ai-je dû participer?