Mécanos du bien-être
Annika Månsson et Céline Guérin proposent des formations et des accompagnements pour prévenir l'épuisement professionnel avec une approche holistique. Pour elles, le bonheur au travail est possible, à condition d'aligner les impératifs business avec les valeurs personnelles, dans un contexte de sécurité psychologique.
Annika Månsson et Céline Guérin. (Photo: Olivier Vogelsang / disvoir.net pour HR Today)
Annika Månsson vient du monde corporate et aime les méthodes du terrain et le business coaching. Céline Guérin est la scientifique du binôme, avec un master en physiologie et génétique, coiffé d’un doctorat en neurosciences. Elles ont uni leurs compétences en 2018 et distillent depuis 6 ans des formations en bien-être au travail. Leur récente conférence au Salon RH de Lausanne a attiré 170 professionnels RH. En se focalisant sur la santé mentale, elles ont touché une corde sensible. En Suisse, les chiffres du Job-Stress-Index 2022 indiquent qu’un travailleur sur trois se sent épuisé émotionnellement. En France, la santé mentale touche une personne sur 5 et le Premier ministre Michel Barnier l’a proclamé Grande cause nationale de 2025. Nous les retrouvons mi-novembre 2024 dans les locaux du cabinet Happy at Work à Genève, la société fondée par Annika Månsson en 2008. Céline Guérin a créé quant à elle le cabinet Conscience21 en 2012 à Lausanne. Cette référence au bonheur et à la conscience est révélatrice de leur vision de l’être humain au travail.
Climat anxiogène
Elles commencent par poser leur constat. Céline Guérin : « Au travers de mes consultations, je constate une augmentation de l’anxiété, de l’épuisement et de la dépression. Les problématiques deviennent plus lourdes et plus complexes que la confiance en soi et les difficultés relationnelles. » Les crises humanitaires, les catastrophes naturelles et la diffusion de l’intelligence artificielle expliquent aussi cette augmentation de la détresse. « Ces facteurs sont des sources de stress qui s’ajoutent au stress lié au travail et à l’obligation de performance », analyse Céline Guérin. Selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), l’anxiété a augmenté de 25 % au niveau mondial depuis 2019. « Les salariés sont en souffrance, poursuit Annika Månsson. Les cas deviennent de plus en plus lourds. Et les entreprises ne savent pas gérer ces situations. Ce n’est pas par manque de volonté, mais elles n’ont pas les connaissances pour le faire, ne savent pas reconnaître les signaux d’alerte et se sentent démunies devant un·e collaborateur·trice en détresse. »
Surmenage et cortisol
Annika Månsson sait de quoi elle parle. Avec son équipe, elle a déjà accompagné plus de 1000 personnes, la plupart envoyées chez elle par l’Office de l’assurance-invalidité (OAI) du canton de Genève. « En général, cela prend entre 6 et 24 mois pour remettre quelqu’un sur pied. » Céline Guérin confirme : « Au niveau biologique, la règle est que le temps de récupération équivaut au temps passé en surmenage avec un taux de cortisol élevé. Plus vous tirez sur la corde, plus vous aurez besoin de temps pour vous en remettre. » D’où l’importance d’intervenir le plus rapidement possible. Un signe avant-coureur d’épuisement ? Annika Månsson : « Problèmes relationnels, hypersensibilité, brouillard mental, manque d’énergie, irritabilité, maladies à répétition… ». C’est précisément pour aider les entreprises à détecter ces signaux qu’elles lancent en 2024 leur nouvelle formation en santé mentale et bien-être en entreprise, en partenariat avec l’Ifage à Genève.
Relations, résultats et résilience
Céline Guérin couvre la partie « science du bonheur » avec des connaissances de base en biologie, psychologie positive et neurosciences. Elle donne des clés pour comprendre la santé mentale avec des outils concrets pour gérer le stress et adopter un état d’esprit de croissance. Annika Månsson enchaîne ensuite avec des outils de mesure de l’épuisement et de l’épanouissement au travail, des exercices pratiques et ses trois « R » pour une performance durable : relations, résultats et résilience (voir aussi ci-contre). « Notre formation donne des outils et des conseils pour entrer en action et pour savoir comment se positionner en tant qu’employeur. Elle donne aux RH et managers non seulement le savoir-faire, mais également le savoir-être afin de soutenir efficacement leurs équipes », explique Annika Månsson.
Managers désemparés
Pour un manager, cela commence en général par la conscience de soi. Céline Guérin : « Vous ne pouvez pas aider les autres si vous n’êtes pas vous-même à l’aise avec vos émotions. » Annika Månsson : « Les managers sont souvent désemparés et ne savent pas comment réagir face au mal-être et aux conflits. De leur côté, les RH nous confient qu’ils n’ont jamais autant investi dans le bien-être des travailleurs, mais que cela n’amène pas forcément les résultats escomptés. Car ils ne se focalisent pas sur les bons leviers. Ils se concentrent sur les conditions de travail : les salles de repos, les paniers de fruits et les massages. »
Les bons leviers du bien-être
Quels seraient les bons leviers ? Annika Månsson : « Nous nous sommes inspirées des travaux de Daniel Kahneman qui distingue le bien-être évalué (rationnel), qui apporte un pic de satisfaction mais qui ne dure pas, et le bien-être durable, basé sur le relationnel (partage, écoute, reconnaissance et confiance), les résultats (impacts de notre travail, autonomie, talents et ressources) et la résilience (sens, capacité mentale et émotionnelle et équilibre physique) ». C’est une version revisitée du modèle du psychologue américain Frederick Herzberg qui avait théorisé deux dimensions du bien-être au travail : les facteurs de satisfaction intrinsèques au travail (évolution de carrière, autonomie, responsabilité) et les facteurs d’hygiène (conditions de travail, salaire, bruit, relations humaines).
Bonheur au travail ?
Annika Månsson est aussi à l’origine d’une formation de Chief Happiness Officer. Cette proposition est plus controversée. Les voix critiques estiment que le rôle de l’entreprise n’est pas de chercher le bonheur de ses employés. La sociologue Sophie Le Garrec avait dénoncé dans nos colonnes ce « grand bazar de l’adaptation » où l’entreprise va fournir des outils aux employés pour qu’ils s’adaptent : connaissance de soi, gestion du stress, psychologie positive, communication non violente ou gestion des émotions... En clair, ce serait la responsabilité des individus de devenir plus résilients et de s’adapter à un monde du travail de plus en plus complexe, instable et volatile. Céline Guérin répond : « Le bien-être est une composante essentielle d’une bonne santé mentale. Et les organisations ont tout intérêt à en prendre soin. Notre approche repose sur le modèle du psychologue Martin Seligman – il associe bien-être et émotions positives, état de flow, relations constructives, recherche de sens et accomplissement – et sur des études scientifiques qui montrent que prendre des mesures visant à améliorer un bien-être durable au travail augmente la productivité, la satisfaction et diminue le stress et l’absentéisme.
Responsabilité partagée
Annika Månsson abonde : « La quête du bonheur au travail n’est pas une approche bisounours. Nous visons plutôt la performance durable, pour les individus et les organisations. Nous cherchons à aligner la structure, le contenu du travail et les objectifs business avec les valeurs personnelles de chacun, le besoin de sens et d’autonomie. Dans notre vision, la responsabilité du bonheur au travail est partagée entre l’entreprise et l’individu. » Elle précise aussi qu’il y a sans doute une dimension culturelle derrière ces débats idéologiques sur le bonheur au travail. « En Suisse, le travail est considéré comme quelque chose de laborieux. Alors que dans les pays scandinaves, la vision est plus holistique. L’humain n’est pas qu’un être rationnel (tête). Le travail doit également lui permettre de s’épanouir au niveau physique (corps), relationnel et émotionnel (le cœur). »
Le cœur et le corps face à l’IA
La primauté de la tête sur le cœur et le corps serait une des causes principales de la souffrance au travail, selon elles. « Ce n’est pas possible de fonctionner uniquement avec la tête. Ces trois dimensions ne sont pas en opposition, elles se complètent et se renforcent », assure Annika Månsson. « Aujourd’hui, de nombreux travailleurs ne se sentent pas respectés, souffrent d’un manque de transparence et de promesses non tenues. Ils vivent mal le décalage entre les valeurs affichées par l’employeur et la réalité vécue sur le terrain. La situation est grave. Selon une étude du Boston Consulting Group de 2022, les employés attendent de leurs leaders de la reconnaissance, de l’empathie, du coaching et du care. » Céline Guérin complète : « Ce sont ces quatre qualités qui favorisent la confiance. À l’heure de la déferlante de l’IA(intelligence artificielle), il est urgent de remettre les qualités et les besoins humains au centre en prenant en considération les ressentis et les valeurs des individus. »
De la Suède et de Bourgogne
Cette vision positive du travail et des impacts potentiels sur le bonheur et l’épanouissement des individus est née au sud de la Suède à Hässleholm (pour Annika Månsson) et à Mâcon en Bourgogne (pour Céline Guérin). La famille Månsson exerce l’agriculture depuis plusieurs générations. Du côté de la famille Guérin, le père était manipulateur en radiologie et la mère, professeur des écoles. Annika Månsson est bonne élève et ambitieuse. Après un master en management et marketing en France, elle travaille pendant 15 ans pour Evian (groupe Danone). Elle arrive en Suisse en 1987, apprend le français à l’Ifage et rencontre le père de ses enfants. Céline Guérin arrive en Suisse en 2004 pour réaliser sa thèse en neurosciences à l’École doctorale de l’Arc lémanique Genève-Lausanne, après un master en physiologie et génétique. Elle travaille ensuite dans une institution psychiatrique puis ouvre son cabinet de thérapie à Lausanne (Conscience21) en 2012, poursuit avec une formation en psychotraumatologie (2015) et devient formatrice pour adultes dans ce domaine (2021). De son côté, Annika Månsson décide de quitter l’univers lisse et rémunérateur des eaux en bouteille et lance son activité de conseil (Happy at Work) en 2008, munie d’un certificat de coach et de formatrice d’adultes. Entre elles, la mécanique fonctionne bien : la scientifique ouverte aux ressources de la conscience d’un côté, et la pragmatique de l’autre, authentique et sérieuse dans sa conviction de l’importance du bien-être dans les organisations.
Bio express
Annika Månsson
1987 S'installe en Suisse
1992 Marketing chez Evian
2008 Fonde Happy at Work
Céline Guérin
2004 S'installe en Suisse
2008 Thèse en neurosciences
2012 Ouvre son cabinet Conscience21