Plusieurs pistes pour résoudre la grande énigme du «sens au travail»
En période de crise, la question du sens au travail se pose de manière plus récurrente. Elle devient même une valeur refuge. Mais comment résoudre cette vieille question? Pour tenter d’y répondre, HR Today a interrogé plusieurs acteurs romands et français, d’horizons et de rangs hiérarchiques différents. Voici leurs solutions à la quête du sens au travail.
Photomontage: Ulrike Kobelius
Le sens au travail. La question taraude les DRH depuis la nuit des temps. Quoique. Il y a encore quelques décennies, le sens du travail ne se posait pas. La vie des individus était bien balisée, structurée. Le travail, sacralisé, était un des piliers incontournables de la société au même titre que la religion. Et aujourd'hui? Il faut s'inventer sa vie. Etre soi aujourd'hui serait plus exigeant qu'être soi hier, estime certains. Certes personnelle, cette question ne devrait-elle pas être aussi celle de l'entreprise? C'est enfoncer des portes ouvertes que d'affirmer que la reconnaissance du travail fourni influe sur la productivité des collaborateurs. Pourtant, nombreux sont ceux qui pointent les déficits du management actuel pour expliquer cette perte de sens. Mais les points de vue divergent.
Francine Carillo, pasteure
En temps de crise, la foi ou la spiritualité a toujours été une valeur refuge. La religion peut-elle aider à la recherche du sens au travail? Selon Francine Carillo, théologienne et pasteure, qui est intervenue en novembre dernier à Genève lors d'une conférence de SR Coach sur l'accompagnement spirituel, «si l'on ne se reconnaît pas dans ce que l'on fait, il y a peu de chance pour que cela fonctionne. Ce qui est trop souvent le cas, il me semble, dans la société actuelle où il n'y a pas, ou peu de place pour l'humain».
Et la foi, dans tout ça? «Je représente une sensibilité de protestante, de femme d'église. Alors ma réponse est oui. Et plus que jamais. La foi rappelle que chaque être humain a sa place dans ce monde, participe à la construction du monde. La foi ce n'est pas uniquement donner du sens à soi, mais aux autres également. Il est indéniable que la crise que l'on connaît incite à la quête du sens - dans son travail, mais aussi dans sa vie quotidienne - qui passe par une recherche de spiritualité. Mais c'est la plupart du temps une quête auto centrée. Ce n'est pas ma vision de la religion ou de la croyance. Il faut être à l'écoute, ouvert sur soi. C'est indéniable. Mais aussi sur les autres. Ce ne doit pas être une spiritualité «opium», une tentation de se consoler avec un dieu qui nous convient. Au contraire, la foi a un sens qui nous questionne, qui nous invite à aller vers l'autre. Je crois plus que jamais à la solidarité.»
Tanja Wranik, psychologue du travail
Docteur en psychologie du travail, Tanja Wranik est chargée de cours en comportements organisationnels à l'université de Genève. Elle étudie les relations au travail dans le conflit, la colère, la qualité de vie et la prise de décisions. Essentiellement dans le domaine de la finance et du management. «On choisit son travail en fonction de qui l'on est, du sens que l'on veut donner à son métier.
Puis, il arrive que l'on constate que les valeurs de l'entreprise ne sont pas nécessairement les siennes ou alors on ne se sent pas reconnu comme partie intégrante de l'entreprise. D'où une perte de motivation. Une perte de sens. Parfois la personne s'interroge, évalue ses compétences techniques, sociales et personnelles et cherche un emploi plus en lien avec son identité. Mais ce n'est pas une démarche systématique. Résultat, soit le collaborateur ne se pose pas de questions et il continue son travail avec résignation, soit c'est l'employeur qui prend les devants en le congédiant, puisque le collaborateur ne correspond pas aux valeurs de l'entreprise.»
Daniel Cohen, coach international
«La question du sens au travail est récurrente», sourit Daniel Cohen, coach international établi à Paris et directeur du cabinet Mediator. Ses clients? Des multinationales et plus spécifiquement les équipes dirigeantes. «Cela fait 20 ans que je fais ce métier, et je me rends compte que c'est toujours la même demande: «Quelle est ma place?»
«La quête du sens, c'est avant tout mettre l'accent sur un «manque». Une panne de motivation, et c'est la crise. Je dis toujours à mes clients: «Ne vous prenez pas pour ce que vous n'êtes pas.» Car on a souvent tendance à ne voir qu'un reflet de nous-mêmes. Le vrai travail, c'est d'aider les personnes à regarder la réalité telle qu'elle est, sans juger. Ce simple exercice permet de renouveler notre perception de la vie. Mais attention, un coaching de dirigeant ne se résume pas à une série de conversations agréables ou de séances d‘écoute complaisante: il doit se traduire en actions et en résultats tangibles. La quête du sens ne doit pas se résumer à chercher une recette miracle. Elle n'existe pas. Le sens est multiple. L'important, c'est la couleur, le choix que vous lui donnez. D'où l'importance d'un coach qui cherche aussi à créer les conditions pour que son client prenne - et s‘autorise à prendre - pleinement sa place.»
Jérôme Linder, employé Firmenich
Et l'employé, qu'en pense-t-il? Jérôme Linder est Global Creative Marketing Manager chez Firmenich, une multinationale basée à Genève spécialisée dans les arômes et les parfums. Ce jeune homme de 33 ans pense que «le travail est considéré par certains comme une contribution à la société - apporter sa pierre à l'édifice - alors que d‘autres le ressentent plutôt comme une obligation, avec comme seule satisfaction la rémunération.
Pour ma part, étant donné que je dois passer 40 heures de ma semaine au boulot - au minimum! - autant le faire bien et surtout y prendre du plaisir. J'aime ce que je fais - proposer des solutions innovantes aux clients, réfléchir à des stratégies, au long terme, créer de la valeur - je préfère donc considérer mon travail comme une passion. De ce fait, cela ne me dérange alors pas d‘être actif 24h/24, 7 jours sur 7, de réfléchir à des problématiques et des solutions, ou de discuter avec les personnes concernées, à n‘importe quel moment de ma journée, même durant mes week-ends. D'autres, par contre, font très bien leur travail, mais préfèrent trouver leur satisfaction en dehors de la sphère professionnelle, et créent de facto une séparation nette entre leur vie privée et professionnelle. C'est un choix, une ambition différente.»
Matthieu Mayor, patron-restaurateur
Matthieu Mayor est restaurateur au Grand-Lancy (canton de Genève). Avec son associé, Olivier Fioux, ils tiennent depuis dix ans l'Auberge «Chez Zinette», une adresse branchée à l'excellente réputation. Et pour cause. Si le restaurant ne désemplit pas midi et soir, c'est autant pour la qualité des mets proposés que pour les conditions de travail. «Dans cette profession, si tu ne fais pas ton métier avec plaisir, la fréquentation s'en ressent, assure Matthieu Mayor. Les convives viennent aussi pour la passion que nous et les employés y mettons.» Alors, le secret de leur réussite en dehors de cette passion? Les conditions de travail.
La petite entreprise compte cinq personnes en cuisine, en alternance, et six étudiants non professionnels au service, qui viennent chacun un soir par semaine. «C'est un choix. Nous considérons qu'il vaut mieux des personnes qui travaillent peu, mais qui viennent bosser avec le sourire aux lèvres. Il va sans dire que la rémunération est plus que correcte, sinon ils ne resteraient pas.» Idem en cuisine. «Nous avons deux remarquables chefs qui œuvrent à 50% et sont payés à 80%». «Tous les employés ont droit à six semaines de vacances alors que généralement, c'est quatre dans la restauration. Pour éviter la fatigue et la monotonie. Cela nous coûte de l'argent, évidemment. Mais peu importe. C'est à notre sens la meilleure solution pour que tout le monde y trouve satisfaction. Laquelle? Le temps en dehors du travail! C'est ça le vrai luxe. Le temps. Au début, avec mon associé, nous avons travaillé plus de 90 heures par semaine. Depuis cinq ans, nous avons réduit nos horaires en alternant notre présence. Il paraissait évident que si nous le faisions pour nous, nos employés devaient aussi en bénéficier. Une simple question d'éthique.»
«Il faut civiliser les dirigeants»
«Le sens au travail n'est pas un donné, c'est un construit. Il n'est pas préalable, il est le fruit de la confrontation des choses vécues, éprouvées et de la résonance subjective qu'elles ont pour la personne. C'est de l'importance donnée aux événements que surgit le sens au travail. En temps de crise, les repères, les principes et les valeurs, même les croyances, sont remis en cause. Les piliers de certitude s'affaissent. Ce à quoi on croyait ou tenait le plus disparaît parfois en quelques jours: son travail, la confiance qu'on avait dans l'entreprise, les promesses faites par les dirigeants... Les réponses à apporter ne sont pas d'évidence car elles sont, elles aussi, à construire. Comment? En civilisant les dirigeants. On pourrait dire aussi protéger ceux qui sont capables de concevoir leurs responsabilités autrement que par l'exercice de la violence et de la domination.
Vœux pieux, diront certains. C'est une nécessité absolue pourtant que le patron soit légitime aux yeux de ses collaborateurs. La conception du pouvoir, le comportement du dirigeant et son exemplarité ont un impact direct sur ce que tolèrent intimement les salariés. Il faut pour cela que le détenteur du pouvoir ne s'appuie pas sur une conception qui considère l'aventure de l'entreprise comme l'équivalent de la jungle où tout est permis pour autant que cela lui permette de survivre. Monter le niveau de civilisation des dirigeants, c'est simplement introduire la touche d'éthique raisonnable permettant à l'entreprise de se déplacer avec ses ressources et non contre elles. La recherche de congruence entre la vision du monde du dirigeant, son comportement et le système de gestion de ses salariés est une condition sine qua non pour que les différentes parties prenantes jouent le même jeu de la recherche du bien commun.
La coopération entre individus ne s'opère que s'ils sont tendus dans leurs actions par le dépassement de leurs intérêts propres (adieu les objectifs anarchiques qui jouent plus la concurrence que la complémentarité!). Ce qui compte au premier chef, c'est le résultat de leurs efforts conjoints. C'est donc poser le problème de la finalité de l'entreprise. Servir des actionnaires ne peut motiver que quelques dirigeants tenant à leur place. Si le management de l'entreprise n'établit sa communication que sur les chiffres et le profit, nul doute que sa crédibilité sera faible au moment où il voudra compter sur la mobilisation de ses salariés. Les orientations, la stratégie de l'entreprise ne sont bien souvent que de simples objets de communication alors qu'elles devraient être incitatives, et non indicatives comme elles le sont trop souvent.»