«Pour certains employés, la fin du salariat c’est aller droit dans le mur»
Les nouvelles formes d’emploi n’ont pas encore révolutionné le marché de l’emploi suisse. Pourquoi? Et comment expliquer leur émergence annoncée? Nos quatre invités répondent à ces questions et analysent les impacts à venir pour la Fonction RH.
Olivier Vogelsang / disvoir.net pour HR Today
En Suisse, plus de 87% de la population active était encore salariée en 2017, alors que le salariat ne concerne plus que la moitié de l’emploi dans le monde. Comment expliquez-vous cette exception suisse?
Valérie Müller: Nous avons publié en 2017 un livre blanc* dont un chapitre traite des nouvelles formes d’emploi. Bien qu’elles soient très médiatisées, leur mise en oeuvre reste très marginale. Environ 90% des employés suisses ont un contrat à durée indéterminée. Le travail à durée déterminée, sur appel ou indépendant n’a quasiment pas augmenté ces dernières années. Cette révolution du marché de l’emploi n’a pas encore eu lieu dans notre pays.
Comment l’expliquez-vous?
Valérie Müller: Je vois deux raisons. La Suisse compte une majorité de personnes hautement qualifiées, alors que le travail sur plateforme touche plutôt les personnes peu formées. De plus, nous avons une économie de la connaissance et non une «gig economy», qui est beaucoup plus propice aux nouvelles formes d’emploi.
Yves Emery: La Suisse est un pays à la fois innovant et traditionnel. La relation employeur-employé reste conservatrice, autant du côté des employeurs que des employés. Si vous prenez le télétravail par exemple, qui est une facette de la mutation du marché de l’emploi, tout le monde en parle, mais peu d’entreprises le pratiquent à grande échelle.
Antonina Munafo: Parler du «déclin du salariat» est un peu fort à mon avis. Je constate cependant une augmentation du travail indépendant chez les jeunes et les moins jeunes. Au milieu de ces deux extrêmes, le contrat fixe reste la norme.
François Gonin: Cette réflexion autour du salariat m’interroge beaucoup. Cherche-t-on à expliquer ou plutôt à promouvoir ces nouvelles formes de travail? Certains milieux font la promotion de cette flexibilisation mais ces nouvelles formes d’emploi ne répondent pas toujours aux souhaits des salariés.
Les experts annoncent pourtant l’émergence d’une zone grise toujours plus grande entre le salariat et le vrai indépendant. Dans cette zone, on retrouve le travailleur temporaire, le consultant en portage salarial, le travailleur sur plateforme, le slasheur ou le coworker. A quoi répond cette apparition des nouvelles formes d’emploi?
Yves Emery: En 1984 déjà, John Atkinson (Institute of Manpower Studies, ndlr) a proposé le modèle de la firme flexible. Atkinson a publié ses travaux dans un environnement économique de plus en plus turbulent. C’était l’époque du «Choc du futur» (1987) d’Alvin Toffler et de la «Fin du travail» (1995) de Jérémy Rifkin. Nous vivons aujourd’hui ce que ces auteurs prédisaient il y a trente ans. Nous passons d’un modèle d’organisation stable, où les gens travaillaient ensemble sur la durée, vers un modèle de travail par projets, une forme d’adhocratie. L’idée aujourd’hui est de partager un défi et des objectifs communs, pour lesquels salariés et indépendants se mettent ensemble dans un horizon temporel délimité. C’est une évolution générale de l’environnement avec des côtés positifs et négatifs, autant pour l’employeur que pour l’employé.
François Gonin: Certes, certains employés souhaitent devenir auto-entrepreneurs et cumuler plusieurs emplois en tant que slasheurs. Mais, de toute évidence, tous n’ont pas cette vocation. Imposer ce modèle comme étant celui du futur est donc problématique. Par ailleurs, on peut se demander ce qui rend ce modèle attractif pour un certain nombre de personnes: cela ne correspond- il pas aussi à une perte de confiance des employés envers leur employeur? Certains ont vu leurs collègues se faire licencier sur le champ, sans raison valable, après des décennies de travail de qualité, et ils voient donc là une rupture du contrat psychologique. Du coup, ils se gardent bien de mettre tous leurs oeufs dans le même panier et préfèrent les répartir dans des activités diverses. Et on peut remarquer au passage que ces pratiques de management provoquent exactement l’opposé de ce qu’elles visent, à savoir un désengagement important alors qu’elles vantent les mérites d’employés qui s’investissent à fond dans l’entreprise!
Antonina Munafo: J’ajouterais que ce modèle très éclaté ouvre de nombreuses possibilités. Sur le plan contractuel, cette diversité répond aux besoins individuels. Dans une vie, il y a des moments où le travail prend le dessus, d’autres où c’est plutôt la vie privée. Nous entrons dans un monde moins rigide. Mais je vois aussi un bémol. Ces différents modèles entraînent parfois de la précarité. Certaines personnes sont forcées d’accepter ces formes contractuelles.
Valérie Müller: J’ajouterais que la numérisation de notre économie offre d’énormes possibilités. La mise en relation via les plateformes, des technologies comme Skype ou Zoom, tous ces outils permettent ces formes de travail plus flexibles. Certaines formes de flexibilité – mais je vous l’accorde, pas toutes – sont à l’avantage des employés, notamment des femmes qui ont désormais un meilleur accès au marché de l’emploi. L’équilibre entre travail et famille devient un enjeu important et explique en partie l’émergence de ces nouvelles formes d’emploi.
Pour les entreprises, c’est aussi une manière de ne pas gonfler la masse salariale. Ces ressources externes sont souvent «achetées» directement par les managers. La fonction RH n’est-elle pas en train de se faire dépasser par la droite sur ce sujet?
Antonina Munafo: Ce n’est pas nouveau. Dans certaines fonctions, en particulier dans l’IT, on connaît très bien ce phénomène. Effectivement, ce ne sont pas des coûts salariaux directs, car ils ne sont pas sous contrat. Ces personnes doivent-elles être gérées par les RH? Pas forcément, si ce sont des missions ponctuelles, bien définies et limitées dans le temps. En revanche, c’est extrêmement important que les RH aient cette information dès le premier jour, non pas seulement pour des raisons de coût, mais aussi pour prévenir des risques de requalification des contrats.
Les managers «oublient» parfois d’informer les RH?
Antonina Munafo: Pas forcément. C’est aussi aux RH d’être présents sur le terrain et d’être au courant de ce qu’il s’y passe.
François Gonin: Vous lancez la balle dans le camp des RH, j’aimerais la remettre dans le camp de la direction générale. A mon avis, c’est une question de culture d’entreprise et de valeurs. Si les dirigeants visent une rentabilité à court terme et une limitation des coûts, il se pourrait qu’ils aient effectivement un personnel divers et varié, internalisé et externalisé, mais ils auront des difficultés à promouvoir des valeurs et une culture d’entreprise. Alors que le discours managérial ne parle que des valeurs et de la culture! Cette question n’est donc pas uniquement du ressort de la fonction RH.
Valérie Müller: En effet, les travaux des économistes Haskel et Westlake montrent bien que la qualité de la culture d’une entreprise a une part toujours plus grande dans la création de valeur. Elle fait partie de ces actifs intangibles qui sont à la source d’importants avantages compétitifs. Je pense d’ailleurs que ceci pose une limite à la diffusion et à la pratique de nouvelles formes d’outsourcing, car ces employés sont nécessairement plus difficiles à associer à la culture de l’entreprise.
Yves Emery: J’ajouterais plusieurs éléments. La limitation des coûts concerne surtout les grandes entreprises qui jouent avec leur comptabilité analytique pour diminuer la masse salariale. Si vous êtes patron de PME, cette question ne se pose pas car vous devez bien trouver le cash pour payer les gens d’une manière ou d’une autre. Concernant la fonction RH, elle n’est pas seule à remplir son rôle: en réalité, elle ne fait rien sans les managers. Les RH sont des partenaires et des conseillers de la hiérarchie. A partir de là, je ne vois pas pourquoi ils ne seraient pas aussi conseillers pour des personnes qui ne sont pas dans une relation d’emploi classique. Le défi pour les responsables RH est qu’ils aient suffisamment de crédibilité et de compétences pour que les managers décident d’aller prendre conseil auprès d’eux. Court-circuiter un RH c’est passer à côté de son expertise.
Selon le professeur François Pichault, ces nouvelles formes d’emploi provoquent un débat houleux au sein de la Fonction RH, entre ceux qui y voient l’opportunité de développer leur conseil et leurs prestations auprès de ces nouveaux publics, et ceux qui craignent de perdre le contrôle d’une partie des ressources humaines de l’entreprise…
Yves Emery: C’est juste, cette tendance va exacerber ces deux modèles.
François Gonin: A mon avis, le vrai enjeu se situe en amont. Il doit d’abord y avoir une stratégie d’entreprise, qui va ensuite déterminer la culture d’entreprise et la fonction RH s’inscrit dans cet ensemble cohérent. Si le service RH a l’impression de perdre pied, c’est probablement parce qu’il a été relégué dans une fonction administrative. Ce ne sont pas ces nouvelles formes d’emploi qui provoquent cette remise en question.
Antonina Munafo: Oui, je pense que le rôle de la fonction RH se situe bien en amont de ces enjeux. Prenons l’exemple d’un manager qui souhaite engager une nouvelle personne. Le RH doit être présent auprès des managers dès ce moment pour analyser la situation et identifier le type de ressource qu’il faudra engager. Ils réfléchiront ensuite au type de relation contractuelle nécessaire: un contrat fixe, un temporaire, un consultant…
Hier le Tribunal arbitral a tranché le litige qui opposait Tamedia aux journalistes du Matin licenciés en juillet 2018. Certains collaborateurs externes seront aussi indemnisés dans ce plan social. Cela pose plusieurs questions. Comment une entreprise doit-elle traiter ses collaborateurs externes? Doitelle les inviter au repas de fin d’année? Les inclure dans les plans de formations? Chez HR Today par exemple, les photographes externes ne sont pas invités au repas de fin d’année…
Yves Emery: C’est une grave erreur. Si je reprends le modèle d’Atkinson, celui-ci prévoit un groupe de «core employees» qui a droit à tous les avantages. Mais plus vous appartenez à la périphérie de l’entreprise, plus les conditions deviennent précaires. A mon avis, il faut revenir de cette vision sélective et voir l’entreprise comme une communauté de personnes qui travaillent sur des projets. Ces personnes peuvent être extrêmement loyales pendant une courte durée. Alors que dans l’ancien monde, la loyauté impliquait de rester dans l’entreprise jusqu’à la fin de sa vie. Tout cela a changé. C’est devenu une question de respect et d’échange économique et social. Je trouve mesquin de ne pas inviter les externes au repas de fin d’année. Ce sont des petits signaux symboliques qui ont un grand impact sur l’engagement des collaborateurs.
Cette question se pose souvent, c’est aux RH de définir les règles, non?
François Gonin: Oui, c’est aux RH mais pas uniquement… Je mène actuellement un mandat dans une organisation où nous introduisons un dispositif d’évaluation de la performance collective. Il se trouve que dans cette organisation, deux services sont externalisés. Le directeur a décidé que ce personnel externalisé allait suivre la même formation que les internes.
C’est donc l’entreprise qui finance la formation de ces collaborateurs externes?
François Gonin: Oui, exactement. C’est un signal fort donné par le directeur général qui souhaite établir une relation de longue durée avec ce partenaire.
Antonina Munafo: Oui, c’est une question de culture d’entreprise et de valeurs. Si la place de l’externe est plus ou moins pérenne, avec une certaine visibilité et un impact sur l’organisation, cela fait sens de l’inclure dans les événements d’entreprise. Et s’il y a des formations nécessaires pour que cette personne puisse exercer son métier, indépendamment du type de contrat, c’est la responsabilité de l’entreprise de l’inclure.
Valérie Müller: Mais il y aussi des externes qui souhaitent le rester, et qui apprécient certaines libertés qui ne sont pas accordées aux internes, par exemple la flexibilité des horaires. Il y a ici un conflit d’intérêts difficile à gérer entre l’entreprise et ses employés.
On voit aussi apparaître des intermédiaires sur le marché de l’emploi, les sociétés de portage salarial, de travail temporaire et des communautés de pratique. Quelle relation faudra-t-il créer avec ces nouveaux acteurs?
Yves Emery: Ces acteurs offrent de nombreuses prestations pour assurer la sécurité des collaborateurs externes. Il peut s’agir d’acteurs privés ou publics d’ailleurs. Dans le modèle nordique par exemple, les entreprises peuvent résilier facilement les rapports de travail, mais il y a des politiques publiques généreuses en matière de transition de carrière et de formation. C’est ce qu’on appelle la flexisecurity.
François Gonin: L’apparition de ces intermédiaires n’est pas anodine. Combien de cadres et de DRH finissent leur carrière dans leur fonction?
De moins en moins?
François Gonin: Oui, c’est mon hypothèse. La pression devient telle à partir de cinquante ans que de nombreux cadres se retrouvent au tapis. J’ai plusieurs connaissances qui se sont fait licencier à 56, 57 ans. C’étaient pourtant des profils très qualifiés et expérimentés! Pour s’en sortir, ils sont contraints de devenir consultants. Je vois aussi de nombreux cadres RH qui vivent mal les valeurs de l’entreprise et décident de se mettre à leur compte. Du coup, l’apparition de ces intermédiaires est aussi une solution pour ces cadres bien qualifiés et expérimentés, mais qui ne peuvent plus ou ne veulent plus travailler en entreprise.
Ces situations que vous décrivez semblent être de plus en plus courantes pour les 50+ ?
François Gonin: Oui, ces scénarios deviennent de plus en plus fréquents alors qu’ils étaient l’exception il y a vingt ans. Comprenez-moi bien, je suis heureux qu’il existe des solutions qui répondent à leurs besoins, mais je n’aimerais pas qu’on croie que ces situations sont toujours choisies. Cela m’interroge énormément. Les médias parlent de cette fin du salariat comme quelque chose d’inéluctable, or c’est aller droit dans le mur pour une majorité d’employés. Il s’agit plutôt d’interroger cette tendance avec un regard critique.
Valérie Müller: Le taux d’emploi des 50+ reste élevé en Suisse. Malheureusement, certaines mesures, comme les rentes-ponts, risquent de le faire baisser, en encouragent les départs anticipés.
Antonina Munafo: Nous revenons au début de cette interview: ces nouvelles formes d’emploi sont relativement peu développées en Suisse et je constate que ces modèles sont surtout destinés aux jeunes qui ont de la peine à rentrer sur le marché du travail ou aux 50+ qui ont du mal à y rester.
Yves Emery: Oui. C’est important de différencier le slasheur qui cumule plusieurs activités, parce qu’il a envie de diversité et de soigner son équilibre de vie, de la personne qui y est contrainte pour garder la tête hors de l’eau. Vu de loin, on peut croire que ces situations se ressemblent alors que ce sont deux réalités très différentes. Du côté des employeurs, c’est là également que se situe la différence entre les bonnes pratiques et les pratiques à éviter.