Santé au travail

Protection des travailleuses enceintes: peut mieux faire

Un nombre important de femmes ne bénéficient pas des mesures protectrices auxquelles elles auraient droit en cas de grossesse pour préserver leur santé ou celle de leur enfant». C’est le constat d’une étude inédite sur le sujet menée en Suisse romande.

Travailler en étant enceinte concerne aujourd’hui la grande majorité des femmes en Suisse. Bien que le travail ne présente pas de risques en soi pour la grossesse, certaines conditions de travail peuvent impacter la santé des femmes, les issues de grossesse et le développement et la santé du futur enfant. C’est pourquoi, comme d’autres pays, la Suisse a introduit des dispositions juridiques de protection de la maternité au travail au travers de la Loi sur le travail (LTr) et depuis 20 ans, de l’Ordonnance sur la protection de la maternité (OProMa). Celles-ci visent à protéger la santé des travailleuses enceintes et de leurs enfants à naître, tout en leur permettant de poursuivre leur activité professionnelle. Plusieurs études démontrent l’efficacité de ces politiques de protection tant pour éviter des pathologies chez les travailleuses et leurs enfants que pour réduire l’absentéisme pendant la grossesse ou les démissions au retour en emploi après maternité.

Les obligations de l’employeur

La LTr exige que les employeurs occupent les femmes enceintes ou qui allaitent de manière que leur santé et celle de l’enfant ne soient pas compromises (art. 35 LTr). Dans les entreprises exerçant des activités à risque (au sens des art. 5-16 OProMa et de l’art. 62 OLT 1), l’employeur doit en outre mandater un spécialiste de la santé sécurité au travail habilité afin d’effectuer une analyse de risque (médecin du travail, hygiéniste du travail, ou encore ergonome et ingénieur de sécurité formés spécifiquement; le chargé de sécurité, l’infirmière de santé au travail ou le case-manager d’une assurance n’étant pas habilités). Cette analyse doit être réalisée de manière anticipée et l’employeur doit informer les employées sur les risques et les mesures de protection prévues dès leur engagement au poste, afin d’intervenir le plus précocement possible contre les expositions.

À l’annonce d’une grossesse à un poste à risques, l’employeur doit se référer à l’analyse de risques afin de proposer à l’employée les aménagements nécessaires ou de la réaffecter à un autre poste ne présentant pas de risques pour sa grossesse. Il doit également transmettre l’analyse de risques au médecin traitant (en général gynécologue) afin qu’il se détermine sur l’aptitude au travail de sa patiente (art. 18 OProMa).

Trois cas de figure sont possibles: la travailleuse peut poursuivre son activité professionnelle sans restrictions (aptitude inconditionnelle), la travailleuse peut continuer son travail sous certaines conditions (aptitude sous conditions), la travailleuse ne peut plus exercer son activité en raison d’un danger pour sa santé (inaptitude). Une inaptitude se pose si le gynécologue s’aperçoit que l’analyse de risque est incomplète, absente ou si les mesures de protection préconisées par cette analyse (aménagements du poste ou reclassement) ne sont pas suffisantes ou ne sont pas mises en place. Le congé préventif qui découle d’un avis d’inaptitude posé par le gynécologue est entièrement financé par l’employeur (au moins 80% du salaire de l’employée) jusqu’à ce qu’il remédie à la situation dangereuse au poste de travail. Le certificat d’inaptitude au travail est ainsi différent de celui de l’arrêt pour maladie qui concerne des complications de grossesse ou d’autres problèmes de santé.

La recherche «Protection de la maternité au travail: pratiques, obstacles, ressources» a eu plusieurs objectifs:

1. Acquérir des connaissances sur le degré d’application de l’OProMa en Suisse romande;
2. Identifier les obstacles et les appuis à cette application;
3. Comprendre comment les différentes parties prenantes perçoivent et appliquent les mesures de protection au sein de l’entreprise.

Les réponses des entreprises de la santé et de l’industrie alimentaire

Nous avons interrogé par téléphone des directions ou responsables des ressources humaines de 107 entreprises du secteur de la santé et 95 de l’industrie alimentaire. Les réponses indiquent une application lacunaire des mesures de protection de la grossesse au travail: faible taux d’analyses de risques,  aménagements et réaffections non systématiques, pas ou peu de proactivité dans les informations données aux employées enceintes. Cette application diffère selon les caractéristiques des entreprises: elle est plus rare dans les petites ou moyennes entreprises et dans les entreprises privées (par rapport à celles du secteur public).

Nous avons pu estimer qu’en Suisse romande 12% des employées dans les entreprises de la santé et 2% dans les entreprises de l’industrie alimentaire bénéficient d’une protection conforme à l’OProMa. Ainsi, un nombre important de femmes ne bénéficient pas des mesures protectrices auxquelles elles auraient droit en cas de grossesse pour préserver leur santé ou celle de leur enfant. En termes de ressources, les répondants qui ont bénéficié d’une formation sur l’OProMa déclarent que leur entreprise applique mieux la législation. Pour le peu d’entreprises qui ont réalisé une analyse de risque, la grande majorité des responsables la juge utile. Enfin, la grande majorité des participants voit l’OProMa comme un outil important pour la protection des employées enceintes.

Diversité des pratiques

Nous avons conduit 46 entretiens avec divers acteurs au sein 6 entreprises de la santé et de l’industrie alimentaire: employeurs, responsables RH, responsables d’unités, médecins du travail et infirmières de santé au travail, femmes ayant fait l’expérience d’une grossesse en travaillant dans l’entreprise. Leur analyse a permis d’observer une diversité des pratiques au sein des entreprises; alors que certaines directions instaurent des procédures alignées sur la législation, d’autres privilégient une protection informelle et au cas par cas, faisant appel au «bon sens» des managers.

Toutefois, cette stratégie informelle présente plusieurs limites. Les managers se disent peu informés sur leurs devoirs en termes de protection de la grossesse au travail et d’information envers leurs employées enceintes. En réponse, plusieurs employées estiment que certains risques professionnels ont été sous-estimés, qu’elles ont eu une protection insuffisante pendant leur grossesse et n’ont pas reçu des informations adéquates.

Dans les cas étudiés, l’existence d’une procédure interne conforme à la législation et la présence d’un service de santé au travail interne à l’entreprise représentent un soutien important pour les managers et les employées. De plus, le fait de disposer d’une analyse de risques favorise une perception partagée des risques, tout en permettant d’anticiper les aménagements ou réaffectations pertinents.

Cependant, même en présence d’une procédure interne, l’application concrète des mesures prévues peut être mise à mal par les contraintes du travail réel, par exemple une activité imprévisible et fluctuante, plusieurs expositions professionnelles à risque, plusieurs employées enceintes au même moment, ou encore un manque de personnel. En l’absence de mesures effectives, les employées enceintes, mais aussi leur encadrement, se trouvent face à un dilemme: poursuivre un travail potentiellement dangereux pour la santé ou demander un arrêt de travail.

Les participants ont mis l’accent sur le soutien des collègues comme moyen pour aider et décharger l’employée de certaines tâches, tout en assurant la continuité de l’activité de l’entreprise. Cependant, dans des contextes professionnels où les dotations sont limitées, avec un fonctionnement à flux tendu, cette sollicitation informelle peut se relever inefficace, voire contre-productive, car elle peut contribuer à des tensions et des charges supplémentaires au sein des équipes et des sentiments de culpabilité chez les employées.

Applications de la loi lacunaire

Malgré des attitudes favorables à la protection de la grossesse, beaucoup d’entreprises appliquent la législation de manière lacunaire. L’absence de prévention a des conséquences sur trois plans. 1. Elle met en danger la santé des employées et de leurs enfants. 2. Elle a des conséquences sur l’entreprise, par l’augmentation des absences maladie, l’augmentation des primes d’indemnités journalières qui en découle, et par la désorganisation liée à ces absences. 3. Elle peut contribuer à renforcer les discriminations envers les employées enceintes, d’une part, parce que certaines se voient contraintes de se retirer de l’emploi, d’autre part, parce que les aménagements non anticipés sont sources de conflits avec les collègues et/ou la hiérarchie. Sur le moyen terme, ce manque de prise en considération des conditions de travail peut entraver le retour en emploi après maternité et engendrer une perte des compétences de l’entreprise.

Comment améliorer l’application des mesures de protection de la grossesse au travail

1. Encourager les responsables des entreprises à participer à des formations spécifiques sur l’OProMa. Ces formations permettraient aux entreprises de connaître leurs devoirs et les spécialistes vers lesquels se tourner afin de respecter les exigences de la législation en vigueur. Elles pourraient en outre accroître leurs compétences en matière de gestion de la conciliation travail-maternité, afin de favoriser la continuité d’emploi des employées qui deviennent mères.

2. Promouvoir une prise en charge anticipée via des procédures internes conformes à la législation, l’instauration d’un service interne de santé au travail dans les moyennes et grandes entreprises et la réalisation d’une analyse de risque par des spécialistes de la santé au travail habilités. En effet, un résultat particulièrement alarmant est le faible taux d’analyses de risque conformes réalisées dans les entreprises interrogées. Cette analyse spécifique devrait aussi s’articuler avec l’obligation générale de repérage des dangers pour l’ensemble des employés. Agir rapidement et en anticipation est indispensable pour protéger la santé reproductive des employés, mais également l’efficience de l’entreprise.

3. Promouvoir l’information de toutes les parties prenantes dans l’entreprise sur les droits des employées enceintes, les risques professionnels et les mesures à prendre, ce qui permettra aussi de minimiser la survenue de tensions entre les collègues.

4. Intégrer les collègues dans la prévention en leur donnant les ressources nécessaires. Les équipes de travail représentent une ressource informelle importante tant pour les managers que pour les employées. Les entreprises devraient chercher à valoriser cette ressource sans l’épuiser.

Au-delà de l’entreprise, une réflexion mériterait d’être ouverte sur la mutualisation des coûts, notamment pour les PME. En effet, si des solutions de branches existent déjà, elles mériteraient d’être perfectionnées et d’être complétées par des ressources en matière de prévention et d’inaptitude. Cela pourrait se faire par le biais des assurances sociales, par exemple avec l’instauration d’un congé prénatal et d’un fonds dédié aux congés préventifs, mais également par le développement de services publics de santé au travail qui pourraient soutenir employeurs et employées dans la recherche d’une conciliation travail-maternité harmonieuse.

Pour en savoir plus

Quelques ressources supplémentaires sur le sujet:

 

Cet article est paru dans HR Today Magazine (no 3/2021).

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Dre Peggy Krief est médecin du travail et médecin cadre académique au sein d’Unisanté, à Lausanne. Elle a mis en place une consultation spéciali- sée «travailleuse enceinte» pour soutenir les parties prenantes, et mène des recherches en santé au travail, notamment en lien avec la protection de la maternité au travail, afin d’améliorer l’application concrète
de l’Ordonnance sur la protection de la maternité (OProMa).

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Chargée de recherche, Haute École de Santé Vaud (HESAV)

Maître d'enseignement, Haute École de Santé Vaud (HESAV)

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Brigitta Danuser est Prof. Dr méd spécialiste en santé au travail à l'Institut universitaire romand de Santé au Travail. 

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Professeure HES associée, Haute École de Santé Vaud (HESAV)

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