Sa carrière est derrière lui, mais la nostalgie n’est pas son truc. Voici un homme confiant en l’avenir avec un regard lucide sur les transformations en cours dans l’industrie suisse. Après une belle trajectoire de haut fonctionnaire, Grégoire Evéquoz a pris une retraite anticipée en 2017. Il vient de publier un livre qui décrypte les enjeux de la carrière professionnelle de demain*. Un ouvrage qui se veut rassurant pour les générations à venir. «Ce livre est destiné à tous ceux qui s’inquiètent de l’avenir des jeunes: parents, enseignants et formateurs. Ce phénomène n’est pas nouveau, notre vision de l’avenir est souvent pessimiste », commence-t-il, assis dans sa villa familiale à Veigy-Foncenex, à deux pas de la frontière suisse. Expert reconnu en Suisse et à l’étranger** des questions de formation et d’orientation professionnelle, il livre dans son ouvrage plusieurs clés pour décrypter la révolution industrielle dont tout le monde parle.
Robotisation et automatisation
Grégoire Evéquoz préside aussi la fondation FocusTECH, qui promeut les métiers industriels en Suisse romande. Il s’enflamme: «On entend souvent dire que la Suisse se désindustrialise. C’est complétement faux! Nous avons une image biaisée de l’industrie, inspirée du XIXème siècle, où les grosses machines engluaient les mains dans le cambouis. En réalité, les métiers industriels sont aujourd’hui en support des nouvelles technologies: l’économie a besoin de télématiciens, d’automaticiens et d’experts en domotique par exemple. Paradoxalement, l’industrie 4.0 est moins visible mais beaucoup plus présente.»
Dans cet environnement en mutations, la place de l’humain n’est pas remise en cause, assure-t-il. «Je constate un réel biais cognitif. On a l’impression que les robots se reproduisent tout seul. Mais ce ne sont que des marionnettes. Sans les humains, ces technologies ne fonctionneraient pas. J’ai confiance en l’avenir, l’humain gardera toujours la main.» Il rappelle aussi que les pays aux industries les plus robotisées (Suisse, Allemagne et Corée du Sud) ont les taux de chômage les plus bas du monde. «Notre pays est très bien positionné par rapport à ces nouvelles technologies, dit-il. Il y a probablement en Suisse la plus grande concentration au monde de sociétés qui travaillent sur l’IA, la robotique et la réalité virtuelle.»
Fin des repères traditionnels
Le système de formation professionnel suisse explique en partie cette bonne santé de l’économie. Mais l’obsolescence des compétences est une réalité avec laquelle il va falloir s’habituer, prévient-il. «Nous sommes en permanence confrontés à des changements qu’on nous impose. Avant, le mode d’emploi d’un appareil avait la durée de vie de son objet. Aujourd’hui, les applications et les logiciels qui nous entourent sont mis à jour en permanence.»
De plus, l’incertitude a envahi le marché du travail. Les carrières à vie n’existent plus. L’obsolescence des diplômes et des connaissances s’est accélérée. Les médias annoncent la fin du salariat. La flexibilité et la concurrence sont devenus la norme. Les nouvelles formes d’emplois brouillent les pistes. Grégoire Evéquoz: «Ce sont des réalités que nous allons devoir confronter. Demain, chacun devra trouver ses propres références pour construire son avenir. Le hasard et les opportunités façonneront les parcours professionnels. Dans ce nouveau paysage, les capacités d’apprentissages seront essentielles.»
Flux de savoirs
Le domaine de la formation est lui aussi en pleine mutation. Il explique: «Nous devons désormais apprendre à gérer des flux de savoirs, et non des stocks comme c’est encore le cas dans de nombreuses écoles.» Dans un environnement professionnel en évolution constante, la clé sera la capacité d’apprentissage. «Cela implique d’apprendre et de désapprendre en permanence. Comment? En remettant le plaisir au centre. L’école doit redonner à ses élèves l’appétence et la soif d’apprendre. Malheureusement, le processus d’apprentissage est encore souvent associé à une mauvaise expérience, surtout à l’école.» En osant critiquer le système scolaire suisse, il s’engage sur un terrain miné. Il le sait et avance donc à pas de Sioux: «Le grand débat à l’école aujourd’hui se focalise sur les outils: tablettes, Smartphones et ordinateurs portables. La question n’est pas là! C’est la relation au savoir qui devrait être débattue. L’école n’a plus le monopole. Un élève a désormais accès à une quantité infinie de savoirs via son téléphone. Le rôle de l’école doit donc évoluer.» Comment? «Nous devons apprendre aux élèves à rechercher la bonne information, à développer un regard critique. Et l’école devrait aussi enseigner l’intelligence relationnelle, le savoir-vivre en société. La collaboration et la coopération seront clés dans les organisations de demain.» Il est aussi d’avis qu’une heure de méditation par jour devrait intégrer les cursus scolaires. «L’attention sera un des grands défis du futur.»
De 25 ans à 6 mois
La discussion revient sur un terrain plus stable: la formation professionnelle. Ici, sa légitimité est indiscutable. Il a dirigé l’Office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue du canton de Genève (OFPC) pendant 15 ans et a siégé dans la Commission fédérale de la formation professionnelle. Il analyse: «Notre système fonctionne très bien, car nous adaptons sans cesse les programmes aux besoins de l’économie. Je constate néanmoins une accélération du changement. Au début de ma carrière, une ordonnance de formation professionnelle (qui prescrit les compétences à enseigner aux apprentis) tenait 25 ans. Aujourd’hui, sa durée de vie est de 5 ans. Je pense que nous devrons bientôt les adapter en flux tendu, tous les six mois. Les évolutions du monde du travail sont si rapides qu’il faut absolument augmenter notre capacité d’adaptation.» Il constate aussi que l’apprentissage se fait de plus en plus dans les deux sens. «Le reverse mentoring s’est accéléré depuis quelques années. Un maître d’apprentissage apprend autant de son apprenti que l’inverse.»
De plus, les travailleurs tiendront plusieurs métiers en parallèle. «Ils ne se laisseront plus confiner dans un seul domaine: les aspirations et les passions personnelles ont pris de l’importance. Ils cumuleront aussi des statuts différents: salariés, indépendants, plateformes.» Sa trajectoire personnelle commence à Sion en 1955. Son père était encaveur et commerçant de machines. Sa mère, autodidacte, tenait une boutique de décoration d’intérieur dans la vieille ville. Le petit Grégoire grandit dans une fratrie de quatre, dont un frère jumeau. A dix ans, il choisit de partir au Petit séminaire du Bouveret. Il se rêve missionnaire. Mais l’éclatement des moules culturels post-1968 changera la donne. Il termine son bac à 20 ans et s’inscrit à l’Université de Fribourg en pédagogie curative puis en psychologie. Il se souvient: «J’avais envie d’aider les autres, de les convaincre et de leur amener la bonne nouvelle».
Etudiant brillant, il rédige un Mémoire de licence sur «Le contexte scolaire et ses otages», qui sera publié et bien reçu dans les milieux de la thérapie systémique. Après sa licence, il travaille dans un service de thérapie familiale à Lausanne. En 1989, il est nommé directeur adjoint du Service d’orientation du Canton de Genève. Homme de réseaux, passionné et travailleur, il met sur pied la consultation psychologique en orientation scolaire et professionnelle. Il est nommé directeur adjoint de l’OFPC en 1996. En 1999, il supervise la mise en oeuvre de la nouvelle loi genevoise sur la formation continue, considérée comme étant très progressiste. En récompense, il est nommé directeur général en 2004. Une belle carrière, qu’il évite aujourd’hui de regarder dans le rétroviseur.