L'intégration par le travail

Réussir l’intégration: le cas des réfugiés syriens très qualifiés

Une recherche de l’Université de Fribourg (1) permet de mieux comprendre l’intégration professionnelle de réfugiés syriens en Suisse.

L’importante population étrangère qui travaille en Suisse a généralement pu négocier sa relation d’emploi avant de s’installer. La situation des réfugiés est particulière, car ils arrivent en Suisse sans préparation préalable, à la suite d’expériences souvent traumatisantes, de guerres ou de persécutions, en laissant derrière eux une grande partie des ressources qu’ils détenaient dans leur pays d’origine: une maison, un statut social, mais aussi des amis, de la famille et une histoire.

C’est particulièrement vrai pour les réfugiés très qualifiés qui occupaient des positions à responsabilités. Nous nous sommes intéressés aux réfugiés syriens, car il s’agit d’une sous-population importante des réfugiés accueillis en Suisse et originaires d’un pays dont le niveau d’éducation est considéré comme élevé en comparaison internationale. Nous nous sommes intéressés aux obstacles rencontrés par ces réfugiés syriens très qualifiés sur le marché de l’emploi suisse et aux facilitateurs d’intégration de cette sous-population particulière.

Les obstacles rencontrés

Les personnes que nous avons rencontrées ne manquent pas de motivation au travail. Toutes veulent travailler et sortir le plus rapidement possible d’un statut d’assisté social avec lequel elles ne sont pas à l’aise. Le premier obstacle est le titre de séjour, qu’elles doivent attendre longtemps, parfois plus de deux ans, et l’autorisation de travailler. Un de nos interviewés avait reçu dans les premiers mois de son arrivée une offre d’emploi d’une organisation internationale de Genève (son ancien employeur au Moyen-Orient), offre qu’il a dû décliner, faute de permis. D’autres découvrent que le permis de réfugié est peu connu des employeurs, regardé avec méfiance par les recruteurs et les agences de placement, inconnu des algorithmes automatiques des sites de candidatures.

Une de nos interviewées commente: «Nous avons découvert plus tard qu’avec notre permis F, il nous était impossible de travailler. Ainsi, malgré les qualifications scientifiques, l’expérience professionnelle et les trois langues que nous parlons, notre permis était et reste un obstacle important à notre emploi.» (Rim)

Le permis B obtenu, certains évitent même d’évoquer leur statut et leur expérience de réfugié pour faciliter leurs candidatures. Pour des gens qui veulent être perçus comme juriste, informaticien, ingénieur civil ou dentiste, la marque «réfugié» qui indique une personne en difficulté ayant besoin d’assistance peut être stigmatisante pour des candidats qui veulent d’abord être perçus pour leurs compétences professionnelles.

De plus, les stéréotypes qu’on associe au statut de «réfugié» peuvent nuire à l’évaluation objective des capacités professionnelles, surtout lorsque ce statut est associé à d’autres catégories potentiellement discriminantes, par exemple être une femme, un musulman pratiquant ou être âgé de plus de 45 ans... catégories réductrices qui s’appliquent ici à des personnes qui ont voyagé, étudié et travaillé à l’international, qui parlent anglais et qui ont des amis dans de nombreux pays, des individus dont les profils sont souvent proches d’autres résidents suisses venus du Moyen-Orient quelques années avant dans des circonstances plus favorables, et qu’on croise sans préjugés dans les rues et les couloirs de la Genève internationale.

«Au niveau social, je n’ai pas vu vraiment une différence entre Damas et Genève, c’est-à-dire que moi à Damas j’étais exactement comme maintenant à Genève. (...) Si on connaît la Syrie, il y a une grande partie des gens en Syrie qui vivent comme des Européens.» (Pascal)

La reconnaissance des qualifications professionnelles est de nouveau un parcours du combattant, même quand les diplômes ont été obtenus en Europe de l’Est ou dans des universités privées libanaises. Pas facile de s’entendre dire que sa qualification n’est pas reconnue là où de nombreux étrangers de l’Union européenne se sont vus reconnaître automatiquement des qualifications que les Syriens ne jugent pas forcément meilleures.

L’expérience professionnelle locale peut permettre cette reconnaissance, mais il est difficile d’avoir accès à cette expérience sans reconnaissance préalable des qualifications. La non maîtrise des langues nationales est enfin une barrière professionnelle importante: la manière de se présenter, de convaincre et de gagner la confiance, la maîtrise des pratiques et du vocabulaire professionnels... Il faut reconstruire en français ou en allemand ses capacités professionnelles initialement acquises en langue arabe ou anglaise, exercice déjà difficile pour un dentiste ou une ingénieure, plus difficile encore pour un juriste.

Les facteurs de succès

Environ la moitié des personnes rencontrées ont pu trouver en Suisse, souvent après plusieurs années, un emploi correspondant à leur niveau de qualification, d’autres continuent d’essayer, certains perdent espoir. Lorsqu’on leur demande ce qui a favorisé leur accès à l’emploi qualifié, ceux qui ont finalement trouvé soulignent l’importance de trois facteurs, souvent inter-corrélés. Le premier facteur, c’est l’apprentissage intensif de la langue locale: tous insistent sur l’importance de la langue comme facilitateur d’interactions et comme socle des compétences professionnelles. Pour exercer un métier, au-delà du seul vocabulaire technique, il faut apprendre des manières de s’exprimer, à l’oral comme à l’écrit, des comportements relatifs à une culture de travail, ce qu’illustre assez bien Maya:

«La langue est la chose la plus importante, il faut l’apprendre dès le début, car sans maîtriser la langue, la personne ne peut pas comprendre les lois, ne peut pas communiquer avec les autres, ne peut pas faire des correspondances et envoyer des CV et des lettres de motivation. Dans les entretiens d’embauche, il faut bien parler la langue pour pouvoir convaincre les recruteurs qui perçoivent déjà nos compétences et qualifications comme inférieures par rapport à celles des Suisses ou des Européens. » (Maya)

Les personnes les mieux intégrées professionnellement ont passé des mois à apprendre le français ou l’allemand, en allant plus loin que les cours de base proposés aux réfugiés, en lisant, en suivant des cours sur Internet, en développant des échanges et des heures de conversation avec des bénévoles, ou en développant des activités variées qui leur permettent d’interagir et de dialoguer avec des locaux.

«Normalement, je préfère lire en anglais si le texte d’origine est l’anglais, mais ici je me suis vraiment forcé à lire en français, ce qui m’a beaucoup aidé à être vraiment actif dans les associations. Même si ce n’était pas rémunéré, je n’avais rien à perdre parce que je n’avais pas de travail de toute façon, donc j’avais beaucoup de temps libre.» (Hadi)

Le deuxième facteur de succès, c’est le développement de réseaux, des réseaux pas seulement professionnels. Dans ces réseaux, certains travailleurs sociaux ou certains bénévoles d’associations peuvent jouer des rôles clés, mais aussi des membres de la communauté syrienne déjà intégrés en Suisse. Souvent, les réfugiés rencontrés sont eux-mêmes à l’initiative de ces contacts, en prenant en charge des activités de représentation ou de traduction pour leur communauté, des activités associatives bénévoles pour la collectivité locale ou l’école de leurs enfants, ou en donnant des cours d’arabe.

«Travailler comme traducteur ne me donne pas d’indépendance financière, mais je trouve cela très intéressant pour moi pour plusieurs raisons. Cela m’aide vraiment à améliorer ma langue, c’est si important pour trouver un bon emploi, et cela me permet également de mieux comprendre le système administratif et légal suisse, et le système de santé.» (Sam).

Enfin, le troisième facteur, à défaut de reconnaissance de qualification, c’est la reconnaissance des compétences dans le cadre d’un stage. Presque tous ceux qui ont trouvé un emploi correspondant à leur niveau de qualification ont dû d’abord passer par une ou plusieurs périodes de stage où ils devaient à la fois montrer leurs compétences et apprendre à rendre leurs connaissances opérationnelles en contexte professionnel suisse. Ces phases de stage limitent les risques des employeurs suisses qui, face à ces parcours de vie hors normes et ces carrières interrompues, ont besoin d’une phase de test ou d’observation pour valider les compétences détenues, donner une chance d’aller au-delà des difficultés à évaluer des diplômes d’institutions inconnues, prendre le risque d’évaluer le potentiel, la performance et la capacité d’adaptation de personnes sur des situations de travail concrètes.

L’apprentissage intensif de compétences linguistiques, le développement de réseaux et l’apprentissage et la performance en situation de travail: ces trois facteurs de succès d’intégration ne dépendent pas seulement des réfugiés, mais aussi de l’environnement social suisse, des citoyens et des employeurs.

(1) Dans le cadre du programme de recherche LIVES sur les parcours de vie, les chercheurs de l’Université de Fribourg ont réalisé en 2019-2020 une étude par entretiens auprès de 22 Syriens réfugiés vivant dans plusieurs cantons pour comprendre les facteurs limitant et facilitant l’accès à des positions qualifiées sur le marché de l’emploi suisse. Ces réfugiés, hommes ou femmes, sont diplômés universitaires et exerçaient un métier qualifié dans leur pays d’origine: dentistes, médecins, avocat-e-s, enseignants, ingénieur-e-s, experts financiers ou cadres d’entreprise.

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Professeur à l'université de Fribourg, Chaire RHO

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Dr. Flavia Cangià, chercheure senior à l'Université de Fribourg.

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Sima Tashtish, MA, est assistante de recherche à l'Université de Fribourg.

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