Le réfugié ou le requérant qui travaille est "rentable" après douze ans
Lancé en 2018, l’Agenda Intégration est à présent opérationnel. Son but: accélérer l’insertion professionnelle des réfugiés et des requérants pour le profit de la collectivité.
À Berne, des experts ont fait le calcul: un réfugié âgé de 26 à 49 ans qui travaille atteint le seuil de la rentabilité pour la société au bout de douze ans. S’il continue jusqu’à la retraite, on peut escompter un retour sur investissement de plus de 90 000 francs.
De plus, pour peu qu’ils possèdent ou acquièrent des qualifications en cours de route, 70% des réfugiés et des personnes admises en Suisse à titre provisoire (les R/AP, dans le jargon des initiés) seraient tout à fait capables de s’intégrer dans le monde du travail. Cela ferait autant de bénéficiaires de l’aide sociale en moins.
Or, un grand nombre de R/AP restent de longues années sans travail. En cause, des restrictions légales dues à leur statut, mais également une non-reconnaissance des qualifications acquises dans leur pays d’origine et une insuffisance de «missions adéquates envisageables», pour reprendre l’expression de l’administration fédérale.
C’est ici que l’Agenda Intégration Suisse (AIS) intervient. Lancé au printemps 2018 par le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) et la Conférence des gouvernements cantonaux (CdC), il est le fruit d’un travail entamé au printemps de l’année précédente par le Département fédéral de justice et police (DFJP) et le Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR), en collaboration avec la CdC.
Intégration accélérée
L’Agenda Intégration vise à accélérer l’intégration professionnelle des R/AP en leur donnant la possibilité d’apprendre plus rapidement une langue nationale et en les aidant à préparer leur entrée sur le marché de l’emploi. Les montants alloués aux cantons pour l’intégration des R/AP ont été ajustés en conséquence. Ils ont passé de 6000 à 18000 francs par bénéficiaire.
Le 6 janvier, le Secrétariat d’État aux migrations (SEM) annonçait avoir accepté les plans de mise en œuvre déposés par les cantons et commencé à payer les nouveaux forfaits d’intégration. Plus de 121 millions de francs ont déjà été versés aux cantons depuis 2019. Cet agenda devrait accessoirement permettre aux entreprises suisses de ne «plus recruter autant de travailleurs à l’étranger», selon l’association faîtière indépendante Travail.Suisse, qui représente 150 000 personnes employées dans le secteur privé ou public.
Point important, l’Agenda Intégration prévoit une gestion au cas par cas. Or, un premier examen aurait révélé que les instruments disponibles à cet effet «ne répondaient pas toujours aux exigences définies», selon un rapport publié le 3 avril par la Haute école spécialisée bernoise (BFH) et la société de conseil bernoise socialdesign.ch.
Ce document d’une trentaine de pages propose un état des lieux sur la base d’entretiens avec des services cantonaux d’intégration et des fournisseurs de solutions informatiques pour la gestion au cas par cas. Il en ressort que certaines choses mériteraient d’être améliorées. Ainsi, il a parfois été mentionné que lors d’un transfert à une nouvelle instance, des informations personnelles devaient être redemandées et/ou saisies de nouveau.
«Une autre remarque entendue est qu’il serait utile de pouvoir enregistrer des documents directement dans le système de gestion, par exemple un certificat de cours de langue», affirme l’un des trois auteurs de l’étude, Tobias Fritschi, contacté par mail. D’autre part, plusieurs cantons ne disposent pas encore de formulaires ad hoc pour l’évaluation du potentiel des bénéficiaires. Ce qui serait certainement utile dans le cadre des stages d’observation, notamment.
Obstacles
D’autres obstacles se dressent sur la route des R/AP. Dans un document de présentation d’un workshop organisé par le SEM en 2018, on peut lire par exemple que les assistants sociaux refusent parfois de prendre en charge des frais de déplacement liés à un stage. De plus, l’application de critères stricts – voire trop stricts – en matière de compétences linguistiques serait une pratique «largement répandue».
Il existerait donc une discordance entre la définition de l’employabilité retenue par les autorités et son interprétation dans la pratique. Pour rappel, cette expression désigne la capacité à trouver un emploi et à le conserver, à se qualifier pour des emplois existants et, en cas de rupture de contrat, à avoir des chances de retrouver du travail.
Il s’agit dans tous les cas d’une question cruciale. En effet, les autorités cantonales chargées des affaires sociales ont l’obligation d’annoncer aux offices régionaux de placement (ORP) toute personne admise à titre provisoire qui serait «employable». Et l’accès à certaines mesures est subordonné à des critères d’employabilité (volonté d’apprendre, capacité à s’investir, motivation au travail...).
D’après les autorités fédérales, 30% des R/AP n’auraient pas le potentiel requis pour suivre une formation ou être placés. Une mesure d’intégration supplémentaire a donc été édictée au cours du printemps 2019, en complément de l’Agenda Intégration.
Elle prévoit des allocations d’initiation au travail pour les R/AP «difficiles à placer». Sa mise en œuvre est prévue à partir de 2021. Il s’agit en fait d’un projet-pilote. Les allocations seront versées aux employeurs qui proposeront un contrat de travail de longue durée ou de durée indéterminée à des R/AP ayant des connaissances linguistiques suffisantes et si possible déjà une expérience de travail, mais pas encore les compétences requises pour un poste spécifique en entreprise.
Chaque année, 200 personnes devraient bénéficier de cette mesure visant à «augmenter leurs aptitudes et leurs chances d’être engagées de manière durable», selon Travail.Suisse.
Cercle vicieux
En 2014, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a publié une étude qui donnait la parole aux principaux intéressés. Elle était basée sur des entretiens réalisés par la Haute École de Lucerne, mandatée par le HCR. Elle révèle que tous les R/AP ont quelque chose en commun: ils sont reconnaissants envers la Suisse et aspirent à une vie normale.
Malheureusement, écrivent les auteurs, la plupart d’entre eux doivent se résigner à réduire leurs attentes après une phase plus ou moins longue d’installation. Beaucoup «font état d’une grande difficulté à s’intégrer au marché du travail, malgré leur disposition à accepter des postes largement en dessous de leurs qualifications professionnelles».
Certaines réflexions recueillies par les chercheurs, telles que «ça fait mal», «c’est blessant» ou «je me suis pris une gifle» sont assez révélatrices. Au final, seul un petit nombre a réussi à atteindre son but initial «par une grande persévérance et de nombreux détours».
Schématiquement, ceux qui ne possèdent pas de qualifications aimeraient se former et ceux qui ont appris un métier dans leur pays d’origine voudraient avoir la possibilité de l’exercer en Suisse pour prouver leurs compétences. Mais leur situation s’apparente à un «cercle vicieux, puisqu’il n’est guère possible de prouver ses compétences sans travail et que personne ou presque ne trouve de travail sans certificats».
De plus, en cas de mesure de réorientation professionnelle, leurs souhaits, même justifiables, ne sont que «rarement pris en compte». Conclusion des auteurs: la faible intégration professionnelle de ces étrangers «ne s’explique pas par le fait qu’ils ne veuillent pas travailler, mais parce qu’ils ne le peuvent pas». Tout est dit.