Sorti d’affaire
DRH de la police cantonale vaudoise depuis 20 ans, Frédéric Dupuis s’apprête à quitter la Blécherette, où il est entré en 1979 comme simple gendarme.
Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today
Derrière des airs de bon pasteur vaudois se camoufle un homme de terrain et d’autorité. A la fin de notre entretien, en quittant le quartier général de la Blécherette par la route, Frédéric Dupuis ordonne d’un coup de klaxon l’arrêt immédiat d’un membre de la maintenance, qui tentait de rentrer chez lui. Ni une, ni deux, le capitaine Dupuis bondit de son véhicule pour questionner le malheureux à cause d’une affaire de panne de barrière dans le parking. «Si le responsable de la maintenance quitte les lieux alors qu’on a besoin de lui... on n’est pas sorti de l’auberge», sourit Frédéric Dupuis en reprenant le volant. L’épisode nous rappelle à quel point la police cantonale vaudoise est un univers de hiérarchie, d’ordre et d’action. Voici donc le portrait d’un homme à poigne qui a su réformer avec intelligence cette institution fondée en 1803, six semaines après la naissance du canton de Vaud. «Pour faire changer les mentalités dans un univers de pouvoir, vous devez faire preuve de diplomatie et de convictions», assure Frédéric Dupuis. Capitaine d’état major, directeur des ressources humaines, il s’apprête à prendre sa retraite en juillet prochain*.
«Incroyable diversité»
S’il devait retenir un enseignement de sa longue carrière policière, c’est «l’incroyable diversité» de l’activité. «J’ai commencé sur le terrain, comme gendarme. J’ai pu ensuite entrer à l’Etat-major pour construire de A à Z le département RH. Cette activité m’a passionné. Dans la police, vous êtes sans cesse dans l’imprévu. Nos collaborateurs passent constamment du soutien à la répression, à l’image de cette patrouille intervenant juste à temps auprès d’un bébé qui présentait des symptômes de mort blanche et qui dans la demi-heure suivante se voit copieusement insultée dans une affaire de conflits de voisinage...».
S’il avait un conseil à donner à un jeune RH, ce serait de prêter attention à cette diversité et aux spécificités des métiers de la police. «Notre rôle est de tout mettre en œuvre pour qu’une patrouille puisse partir dans la seconde, tous feux allumés, avec deux agents dans le véhicule, formés et rémunérés...», résume le patron. «Une carrière dans la police vous mettra en contact avec une grande diversité de situations. Affaires de mœurs, cybercriminalité, enquêtes ou interventions sur le terrain... Nous n’avons pas le temps de nous ennuyer. Pour un RH, cela implique de rester proche du terrain. Ce pragmatisme est très apprécié par les policiers.»
Dons de voyance
Le recrutement est sans doute son casse-tête numéro un. Le processus de sélection et de formation des nouveaux agents dure environ deux ans. «Ce qui implique des dons de voyance, car je dois estimer aujourd’hui de combien de forces nouvelles la police aura besoin en mai 2021», sourit Frédéric Dupuis. Sur un effectif de 1200 personnes, il recrute environ 35 nouveaux agents par année. Et pour trouver 35 profils, il a besoin d’un pool de 450 candidats. «Ce ratio peut paraître élevé, mais nous sommes tenus de maintenir nos standards de qualité. En principe, une fois engagés, nos agents restent fidèles à leur employeur. Cela représente donc un investissement d’environ 3 millions de francs par individu sur une période de 30 ans. A ce prix, nous nous donnons les moyens de bien choisir les personnes que nous recrutons», détaille Frédéric Dupuis.
En 2010, il tire la sonnette d’alarme. Le nombre de candidatures baisse à 258. «Nous avons revu de fond en comble notre stratégie de recrutement et notre marque employeur», se souvient-il. La police cantonale engage un community manager, Gianfranco Cutruzzola, qui ouvre des canaux sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, leur page Facebook compte 44 000 abonnés (à titre de comparaison, la police zurichoise en compte 32 000). Ils sont également actifs sur Twitter (5000 abonnés) et Instagram (11 000). Ils revoient aussi leurs campagnes d’affichage. Huit ans plus tard, le bassin de candidats est à nouveau bien rempli: ils étaient 457 à postuler en 2018. Pour sélectionner les 35 profils qui signeront un contrat, tous les candidats sont invités à une journée de tests, d’entretiens et d’épreuves sportives, à éliminations directes. «Je peux en outre m’appuyer sur une trentaine d’agents-recruteurs, des policiers du terrain qui connaissent bien la maison et qui conduisent les premiers entretiens», note le DRH.
Réorganisation en trois piliers
Lui aussi connaît l’organisation de fond en comble. Entré dans la maison en 1979, il a accompagné la grande mue de l’institution initiée à la fin des années 1990, sous l’impulsion du commandant Jean-François Pittet. «C’était un visionnaire qui a compris que les corps de police devaient redéfinir leurs priorités», se souvient Frédéric Dupuis. Cette vision correspond au visage actuel de la police cantonale, constitué de trois piliers: la gendarmerie (680 agents en uniforme), la police de sûreté (290 inspecteurs en civil) et les services généraux (200 personnes qui s’occupent du support). Après avoir dirigé le groupe de travail qui a conçu cette nouvelle organisation, Frédéric Dupuis est «invité», en 1999, à créer le département RH. Il accepte à une condition: pouvoir garder un pied sur le terrain. Jusqu’à ce jour, il effectue des permanences opérationnelles plusieurs fois par année.
La majorité de son temps est dédié à la construction d’une fonction RH professionnelle. Au centre de l’édifice, il place la gestion des carrières. Il explique: «Ce fut un vrai changement de paradigme. L’ancien système était très patriarcal. Les officiers désignaient leurs successeurs et une fois nommés ceux-ci étaient promis à une belle carrière. Tout a changé en 2000. Nous avons inversé le système, en instaurant le principe du volontariat. En clair, les agents qui souhaitent monter en grade doivent se porter candidat et nous les sélectionnons ensuite grâce à des assessments, des cursus de formation et des plans de développement», détaille-t-il. Les cadres de la police cantonale sont aujourd’hui nommés pour leurs compétences et non la profondeur de leur carnet d’adresses... Responsable RH au département des institutions et de la sécurité de l’Etat de Vaud, Chantal Gallandre observe Frédéric Dupuis depuis des années: «Avec les changements qu’il a implémentés, vous ne faites jamais l’unanimité. Frédéric a su prendre les troupes avec lui. Il est respecté par la base, car il est resté proche du terrain.»
Rondeur et modestie
Frédéric Dupuis avoue que ce changement ne fut pas au goût de tout le monde. «Mais il a montré depuis ses avantages et personne ne souhaiterait revenir en arrière. Le taux de satisfaction de l’encadrement avoisine les 70%. Cela nous a aussi permis de former des cadres de très bons niveaux. Le taux d’échecs dans le cursus des cadres intermédiaires est de 30%, ce qui démontre la qualité de nos processus de sélection», poursuit-il. La police cantonale vaudoise doit également à Frédéric Dupuis la mise en œuvre d’une voie de spécialiste, qui ouvre des possibilités de promotion aux personnes qui ne souhaitent pas diriger une équipe. Professeur de ressources humaines à la heig-vd, François Gonin connaît bien Frédéric Dupuis, avec qui il a siégé au comité d’HR Vaud: «Avec une rondeur et une modestie bien vaudoise, Frédéric a accompli énormément de choses durant sa carrière. Mais il ne court pas les salons et les conférences pour en parler.»
De lui, on sait donc relativement peu de choses. Né à Lausanne, à deux pas de la place de Milan, Frédéric Dupuis vit une enfance heureuse. Son père est représentant de commerce dans une entreprise de machines-outils et sa mère est couturière et femme au foyer. Après un stage «peu convaincant» de trois semaines «à limer des pièces chez Bobst», il opte pour un apprentissage de photographe. Après sa formation, il hésite à partir en reportage de guerre au Liban mais l’affaire tourne court. On lui propose alors l’école de police, une voie qui le séduit puisque plusieurs de ses grands-parents avaient fait carrière dans la gendarmerie. Durant ses premières années de service, il s’installe avec son épouse et ses deux fils à Pully et s’engage en politique au parti radical, qu’il présidera pendant quelques années. Mais son cœur bat pour la police. Les missions se multiplient et il monte progressivement en grade. D’affaire en affaire, il bâtit une belle carrière. Il en est bientôt sorti.