Michel Guillemin - Portrait

Souleveur d’icebergs

L’ancien directeur de l’Institut universitaire romand de santé au travail, Michel Guillemin, poursuit sans relâche ses efforts pour faire reconnaître à la fois les effets néfastes et bénéfiques du travail sur la santé.

Le père, Henri Guillemin, a écrit près de 80 livres pour rétablir les faits historiques autour des grandes figures de la littérature française: Flaubert, Zola et Péguy notamment. Le fils, Michel Guillemin, en a écrit un seul. Un ouvrage qui tente lui aussi de rétablir la vérité autour de la santé au travail. A la retraite depuis 2008, après une carrière passée à l’Institut universitaire romand de santé au travail, qu’il a dirigé pendant 15 ans, le professeur Michel Guillemin poursuit sans relâche son labeur pour que la santé au travail soit enfin reconnue par les autorités publiques.
 
En 2012, il publie donc son unique livre sur les dimensions insoupçonnées de la santé au travail*. Un ouvrage agréable à lire mais qui dérange par son contenu (une double qualité qu’il tient de son père). Côté actualité, Michel Guillemin prévoyait d’inaugurer en septembre 2014 le premier colloque international sur la spiritualité et le travail. Faute d’inscriptions, il a décidé de repousser cet événement à des temps plus favorables. Intrigué par ce travailleur solitaire qui ne craint pas de soulever les icebergs, HR Today a décidé de lui donner la parole. On le retrouve dans sa villa de Crissier, avec vue sur le Lac Léman et les Alpes. Monique, son épouse, nous sert les cafés. Michel Guillemin s’enfonce dans un grand canapé en cuir brun. On le sent tendu avant l’entretien. Il sait par expérience que la Suisse n’a jamais vraiment pris au sérieux la santé au travail. Et craint sans doute le cynisme de ses interlocuteurs.
 

La santé au travail coûte entre 6 et 12 milliards de francs par an

Disons simplement que la santé au travail et la Suisse libérale ne font pas bon ménage. Et il a de quoi argumenter: «Les politiques ne se préoccupent pas de ce sujet. Le Fonds national suisse de recherche ne consacre pratiquement aucun budget à ce champ d’étude... En Suisse, on est riche, en bonne santé et content d’aller bosser», résume-t-il, le sourire cynique. «Pourtant, on ne peut pas dire que les choses vont bien. La santé au travail coûte entre 6 et 12 milliards de francs chaque année. Ces coûts sont assumés par l’Etat et les assurances maladies. Ce sont des coûts cachés, qu’aucuns indicateurs ne permettent de mesurer. Et je ne parle pas des intoxications et des accidents de travail, qui sont couverts par la Suva (caisse nationale d’assurance pour les accidents professionnels, ndlr). Les produits cancérigènes, les perturbateurs endocriniens (molécules à faibles doses qui peuvent perturber l’organisme de façon discrète, ndlr) et les risques psychosociaux, dont il est difficile de prouver le lien entre conditions de travail et santé, ne sont pas pris en compte. Enfin, on attend qu’il y ait des morts pour ouvrir les yeux. C’est malheureux. Car oui, en Suisse aussi, il y a des suicides causés par le travail». Il estime qu’il y dix fois plus de maladies liées au travail que les accidents professionnels recensés. Un exemple? «Prenez les maladies cardio-vasculaires. Plus de 10 pour cent de ces problèmes sont liés au travail.»
 
Constat renversant. On lui demande comment il explique ce décalage entre le discours officiel et cette réalité cachée? «Il y a beaucoup de préjugés tenaces autour de la santé au travail. Et les dirigeants d’entreprise estiment que la prévention coûte cher et ne sert pas à grand’chose. Du côté des politiques, je crois qu’il y a une peur bleue de faire entrer la santé au travail dans le champ de la santé publique. J’ai interpellé Pascal Couchepin à ce propos. Il m’a répondu que les inspecteurs du travail veillaient au grain. En réalité, sur les 300 collaborateurs de l’Office fédéral de la santé publique, aucun ne s’occupe de santé au travail. J’appelle ça la politique de l’autruche.»
 
Il admet lui-même que ce discours dérange. «On m’a souvent traité de sale gauchiste qui veut tout détruire. Nous avons parfois eu de la peine à récolter des fonds pour lancer des recherches», regrette-t-il. Peu adepte de la théorie du complot, il estime en revanche que cette situation est en partie due à quelques puissants lobbys, notamment ceux de l’industrie chimique et du tabac. «Il y a eu de nombreuses pressions sur les chercheurs. En clair, ces industries financent les recherches mais exigent un droit de regard sur les résultats. L’affaire Rylander à Genève est l’exemple suisse le plus connu (ce chercheur suédois, payé par l’industrie du tabac, minimisait les effets néfastes de la cigarette, ndlr).»
 

Le rôle de la suva et des pratiques étonnantes avec les produits toxiques 

Et que pense-t-il de la suva, une institution helvétique qui semble faire du bon boulot? «La suva fait très bien le travail que le politique lui a confié. Elle est au service de ses clients (c’est-à-dire les entreprises qui paient les cotisations, ndlr) et les syndicats de travailleurs «approuvent» cette situation du fait qu’ils siègent au conseil d’administration. Donc tout le monde est content.» S’il regrette cette situation, il ne va pas en faire une maladie. Car les vrais responsables sont, dit-il, «l’ignorance, l’indifférence et l’égoïsme».
 
«Au niveau de la santé au travail, les chantiers ne manquent pas. La dangerosité des produits toxiques aux postes de travail par exemple, est gérée par des «valeurs limites». Il n’en existe que 650 alors qu’on utilise plus de 60000 produits toxiques différents dans l’industrie. Et pratiquement chaque fois que ces valeurs sont réévaluées à la lumière des nouvelles connaissances scientifiques, elles le sont à la baisse. Etonnant non? J’ai présidé longtemps la Commission scientifique qui conseille la suva sur ce sujet et cela m’a toujours perturbé: on attend qu’il y ait suffisamment de victimes pour être «scientifiquement» sûrs!»
 
Des signes d’espoir existent pourtant. Depuis la vague de suicides chez Renault, Peugeot et France Télécom au début du millénaire, les médias se sont emparés du sujet. Michel Guillemin situe cette prise de conscience un peu plus haut dans le temps. Mai 68, avec l’émergence du bonheur comme but de la vie, a permis de changer les mentalités, dit-il: «Les enquêtes ont montré que les jeunes attendent du travail qu’il donne un sens à leur vie. Ces mêmes jeunes ont vu leurs parents sacrifier leur existence pour leur entreprise avec peu de reconnaissance en échange». Autre signe positif: le récent intérêt porté par les entreprises à la responsabilité sociale.
 
Ces signes encourageants ne suffisent pourtant pas. On lui demande de brosser une feuille de route pour retourner la situation. «Il faut commencer par créer des indicateurs. Les RH connaissent bien l’absentéisme, le turnover et l’indice de satisfaction. Il faut maintenant encourager les responsables financiers et les contrôleurs de gestion à intégrer ces indicateurs dans leurs bilans annuels. Le deuxième cheval de bataille doit être la prévention. Cela ne coûte pas très cher et peut rapporter gros. Malheureusement, comme il s’agit justement d’éviter des problèmes, c’est difficile de prouver les retombées d’une campagne de prévention.» Il préconise ensuite des études sur la pénibilité de certaines professions, à l’image des travaux d’Etienne Guberian et Massimo Usel sur les inégalités sociales dans le secteur de la construction à Genève. Et enfin, il faut mettre sur la table les risques psychosociaux, «qui ne cessent d’augmenter depuis une vingtaine d’années», assure-t-il.
 

Etre heureux au travail, la responsabilité de chacun

Mais si les choses vont vraiment changer, c’est aussi en responsabilisant les individus. «Ne plus souffrir au travail implique de se sentir bien dans ses baskets. Il faut être à l’écoute de soi-même, connaître ses forces et ses faiblesses pour ensuite trouver un travail qui permet de s’épanouir.» Cette vision positive du travail est nouvelle. L’étymologie du mot travail, qui vient du latin tripalium (un instrument de torture), est révélatrice. La vision chrétienne du travail est aussi pointée du doigt, puisque le travail est la croix que chaque être humain doit porter avant d’arriver au Paradis. On comprend ici pourquoi Michel Guillemin veut lancer un congrès sur la spiritualité et le travail. C’est sa manière de prouver à ses détracteurs que nous sommes tous concernés, au plus profond de nos êtres.
 
Né en 1943 à Neuchâtel, Michel Guillemin est donc le fils d’Henri Guillemin. Professeur de littérature à Bordeaux, adepte du catholicisme social, proche de François Mauriac et de Jean-Paul Sartre, Henri Guillemin doit fuir la France occupée pour avoir critiqué le Maréchal Pétain. Avec femme et enfants, il s’installe à Neuchâtel. Le bouillonnant homme de lettres deviendra une star en Romandie, en Belgique et au Québec, multipliant les livres, les conférences et les apparitions télévisuelles. Son engagement sera récompensé par un poste d’attaché culturel à l’ambassade de France à Berne. Henri Guillemin déconseille pourtant à son fils Michel d’entreprendre des études de lettres. Ce sera donc la chimie, avec une thèse en photo-chimie et une carrière toute tracée dans l’industrie. Sa rencontre avec le médecin lausannois Marc Lob, un des pionniers de la médecine du travail en Suisse, sera son déclic. Le sujet est encore peu connu. Il part donc se former aux Etats-Unis. De retour à Lausanne, il retrouve son mentor Marc Lob qui vient de créer un département de médecine et d’hygiène du travail à l’Université de Lausanne. De fil en aiguille, l’équipe de chercheurs grandit, occupe des nouveaux locaux et devient l’Institut romand de santé au travail (IST).
 

Bio express

  • 1943 Naissance à Neuchâtel
  • 1969 Thèse en chimie
  • 1970 Formation postgrade aux Etats-Unis
  • 1994 Directeur de l’Institut universitaire romand de la santé au travail
  • 2014 Fonde l’Association Travail et Spiritualité
* Michel Guillemin: Les dimensions insoupçonnées de la santé au travail, éd. L’Harmattan, 2012, 283 pages
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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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