Management et spiritualité

Spiritualité au travail: prière de ne pas en parler

La bienveillance et la spiritualité au travail: cette idée suscite manifestement incompréhension et réticences. L’annulation d’un premier séminaire sur la spiritualité au travail et des témoignages anonymes de managers confirment un certain embarras à aborder le sujet.
C’était un événement qui recelait plein de promesses. Le 1er Congrès international «Travail & Spiritualité» devait avoir lieu du 9 au 11 septembre à l’Université de Lausanne, à l’instigation du professeur et ancien directeur de l’Institut romand de santé du travail (IST) Michel Guillemin. Du beau monde avait été invité. Par exemple Dominique Arlettaz, recteur de l’Université de Lausanne et André Schneider, vice-président à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et ancien directeur du World Economic Forum. De l’étranger, on attendait entre autres Dominique Seiler, fondateur de la première «chaire de bien-être au travail et paix économique» à l’Ecole de management de Grenoble. La manifestation avait été relayée notamment par la Société suisse d’hygiène au travail et la Chambre vaudoise du commerce et de l’industrie (CVCI). Mais voilà, ce séminaire n’aura pas lieu. C’est une déception pour Michel Guillemin et l’Association pour la spiritualité au travail, qu’il préside et qui assumait l’organisation de l’événement. «Peut-être les gens ont-ils buté sur le mot spiritualité, réfléchit-il. Il m’arrive assez souvent de devoir préciser que notre démarche n’a pas de fondement ésotérique.»
 
Comment expliquer cet échec? Si l’hypothèse première de Michel Guillemin est correcte, le public cible aurait mal perçu le mot «spiritualité», trop souvent galvaudé ou rattaché à des mouvements ésotériques, voire sectaires. Les cautions scientifiques apportées à l’événement (via le soutien ou participation de l’UNIL, de l’EPFL et de l’OMS, pour ne citer que quelques exemples) n’ont apparemment pas suffi à rassurer. En tout cas, l’hypothèse paraît plausible: une simple recherche sur internet avec les mots clés «valeurs spirituelles au travail», par exemple, nous renvoie vers une conférence sur ce sujet organisée par l’organisation religieuse Happy Science, fondée par un maître japonais, Ryoho Okawa, qui se présente comme une sorte de courroie de transmission entre le Christ, Bouddha, Mahomet et Confucius.
 

«Les gens sont davantage à l’aise avec le terme «bienveillance»

Il est vrai que le thème de la spiritualité n’est pas facile à aborder dans le monde du travail, selon Catherine Voynnet-Fourboul, directrice de l’Executive Master du Centre interdisciplinaire de formation à la fonction personnelle (CIFFOP), à Paris, et auteur d’un livre intitulé «Diriger avec son âme. Leadership et spiritualité», publié au mois de mars aux éditions EMS Management & Société. «Les collaborateurs sont intéressés par la spiritualité. Cependant, ce mot est souvent associé aux religions. Par conséquent, l’entreprise ne s’autorise pas à l’investir. Dans mon travail, cependant, je me suis rendu compte qu’il fallait souvent recourir à des qualités spirituelles pour résoudre les conflits. De manière générale, les gens sont davantage à l’aise avec le terme «bienveillance». «Si le mot spiritualité fait peur, alors parlons plutôt d’interconnexion», suggère la consultante française Elisabeth Carrio sur son blog du quotidien Le Monde. «Car la spiritualité n’est pas un simple concept philosophique, mais une façon d’être et d’agir pour trouver sa juste place dans le monde. Pas besoin de se référer à une religion pour accéder à la spiritualité; il suffit de se connecter à soi-même et au monde environnant. Et nous en avons besoin: comment en effet diriger des équipes si elles n’ont pas le sentiment de participer à quelque chose de plus grand que le travail routinier qui leur est proposé, voire imposé?»
 
Il existerait d’ailleurs un style de leadership «spirituel», selon l’écrivain britannique Richard Barret, maître de conférences invité au College Exter (Université Oxford). Historiquement, le leadership a d’abord été perçu comme l’expression d’un pouvoir dirigeant. Dès les années 70, on a commencé à parler d’un leadership «transactionnel», qui dépend de la qualité des relations. Puis d’un leadership «transformationnel» qui serait lié au charisme du leader. Quant au leadership «spirituel», il supposerait de laisser de côté son ego pour se fier à son âme, ou à l’intelligence du cœur – les mots varient selon les auteurs.
 
L’ego serait activé par la peur et utiliserait l’esprit pour rationnaliser ses actes, tandis que l’âme serait animée par la bienveillance. «Lorsque nous n’arrivons pas à faire face à nos peurs, nous choisissons la sécurité plutôt que le développement», écrit Richard Garrett. L’exercice du leadership spirituel «requiert un haut niveau de confiance, particulièrement dans la capacité des hommes à résoudre collectivement des problèmes et à prendre des décisions dans l’intérêt de l’organisation.»
 

Les témoignages en «off»

Certains témoignages recueillis pour HR Today confirment qu’il est difficile pour les managers de parler des grandes valeurs humaines. Plusieurs personnes ont préféré s’exprimer «en off» (pour «off record», ou hors enregistrement).
 
En tout, six managers RH ont été interrogés sur la bienveillance au travail. A la question: «Pouvez-vous donner un exemple récent de signe de bienveillance dans votre équipe ou dans votre entreprise?», au moins trois d’entre eux ont fourni des réponses hors sujet, donnant l’impression que la question n’était pas claire ou n’avait pas été comprise. Il semble que ces grands mots que nous avons tous à la bouche – comme «honnêteté» ou «confiance» – soient finalement assez flous.
 
Le premier responsable RH a cité la situation suivante comme exemple de bienveillance: «Notre service social interne a déployé des mesures de management care pour aider un collaborateur à réintégrer son poste dans les meilleures conditions possibles.» Ici, les tâches inscrites dans le cahier des charges d’un service social sont apparentées à la bienveillance – laquelle est définie dans le dictionnaire comme «la disposition affective d’une volonté qui vise le bien et le bonheur de chacun».
 
Le deuxième manager RH interrogé n’a visiblement pas compris la question: «Quoi? La défaillance au travail?», a-t-il répondu. Le lapsus est peut-être anodin. Reste que la plupart des interlocuteurs ont eu l’air de tomber des nues en entendant notre requête. Comme si on ne leur avait jamais demandé de réfléchir aux actions humainement bonnes qui se réalisaient sur leur lieu de travail.
 
La troisième personne nous a envoyé, en guise de réponse, un texte de deux pages expliquant qu’elle utilise une «méthode de coaching bienveillante et très puissante en termes d’efficacité». On trouve, à intervalles réguliers dans le texte, le signe typographique signifiant qu’il s’agit d’une marque déposée. La méthode «repose sur un concept qui développe la culture managériale pour libérer davantage le potentiel des collaborateurs et influencer ainsi la performance de toute l’entreprise». Cette méthode permet «de valoriser les personnes, d’augmenter leur autonomie et de renforcer la confiance réciproque et de créer des conditions cadres pour qu’elles puissent travailler de façon optimale, d’expliciter les stratégies inhérentes au succès, etc.» Comment parvient-on concrètement à ce résultat? Réponse: «Avec peu d’efforts, les managers auront tout pour valoriser le savoir-faire et le savoir-être du personnel.» (sic)
 
Le quatrième manager a délibérément choisi de ne pas répondre par écrit. Et il était encore moins envisageable pour lui qu’un journal fasse étalage des efforts consentis dans son service pour soutenir les collaborateurs sur le plan social et financier. Explication: «Nous préférons que cela ne se sache pas afin d’éviter de susciter d’autres sollicitations.»
 
Le cinquième manager interrogé n’a pas voulu témoigner ouvertement par crainte de certaines réactions: «Nous n’avons pas envie d’en parler, car nous sommes régulièrement critiqués dans certains milieux et nous craignons que nos détracteurs y voient une démarche prétentieuse de notre part.»
 
Le dernier interlocuteur a personnellement pris sur lui de ne pas licencier une employée malade depuis deux ans. Il lui est également arrivé de prendre des décisions qu’il n’était pas censé prendre vu sa position hiérarchique. «Parfois, quand j’explique ma façon de voir les choses, je me fais traiter de naïf», a-t-il reconnu. Dans son emploi précédent, il travaillait déjà dans une équipe où régnait un climat bienveillant. La nouvelle s’était rapidement propagée. Résultat: plusieurs dossiers scabreux lui ont été confiés. «Les gens ont probablement pensé que nous étions endurants, ce qui est peut-être vrai, mais franchement, on a trouvé qu’on n’était pas très bien récompensés», confie une ancienne collaboratrice. «Finalement, la vraie récompense, c’est le fait d’être persuadé au fond de soi-même qu’on a fait de son mieux.»
 
Propos recueillis par fs

 

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Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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