Toujours atteignable, jamais disponible: voici le ghosting
Vous attendez un appel, un message, un signe de vie. Mais rien. Cela vous étonne? Ce phénomène appelé ghosting contamine les RH.
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Un coup de fil, c’est si facile, disait-on avec un certain émerveillement lorsque le téléphone fixe est entré dans les foyers. Puis le beeper, le fax, la messagerie électronique, les appareils portables et les réseaux sociaux ont fait leur apparition, et il n’a jamais été aussi aisé d’entrer en contact avec quelqu’un.
Sauf que la multiplication des moyens de communication a plongé le monde entier dans une frénésie incontrôlable. À présent, le problème n’est plus de trouver un numéro ou une adresse, mais d’obtenir une réponse.
Le mot ghosting vient de l’anglais ghost, qui signifie fantôme. Dans le domaine du recrutement, cette expression désigne un candidat qui, sans donner la moindre explication, ne se présente pas à un entretien d’embauche, ou un recruteur qui, malgré plusieurs relances, laisse un dossier de postulation prendre la poussière. Pas la peine d’insister: l’intéressé ne répondra pas. Il fait le mort.
Parle à mon répondeur, ma tête est malade
On connaissait le «candidat idéal», voici maintenant le «candidat fantôme»! Il y a quelques années encore, le ghosting était surtout le fait des entreprises, apparemment trop affairées à gérer des piles de dossiers de candidatures qu’on imagine pyramidales.
Mais à présent, les candidats semblent aussi avoir compris le truc. Un nombre grandissant de managers RH se plaignent en effet de s’être fait droper (pour reprendre l’expression consacrée dans les pays anglo-saxons), c’est-à-dire planter.
Incompréhension, peur d’avoir fait quelque chose de faux, impression d’avoir perdu du temps, de ne pas être respecté, saisissent souvent la personne éconduite. Les questions se bousculent dans sa tête: le destinataire a-t-il bien reçu mon message, lui est-il arrivé quelque chose, dois-je le relancer encore une fois?
Le phénomène serait devenu chose courante. D’après un sondage effectué par le métamoteur de recherches d’emploi Indeed, 85% des employeurs auraient été victimes de ghosting, dont 22% après acceptation de l’offre, c’est-à-dire que la nouvelle recrue ne s’est même pas pointée le premier jour de travail.
Ces chiffres élevés pourraient s’expliquer par le fait que l’échantillon des sondés provenait surtout de secteurs traditionnellement pas très rémunérateurs, et où la demande est par conséquent assez labile.
Du côté des demandeurs d’emploi, les victimes sont toujours très nombreuses, avec 62% des candidats ne recevant jamais de réponse, selon un sondage français dont les résultats ont été diffusés en février dernier sur le site digitalrecruiters.com.
Et c’est à peine mieux en Suisse: près de 50% de non-réponses, selon la dernière étude sur le marché de l’emploi menée par JobCloud en collaboration avec l’institut LINK. La tendance est moins marquée en Suisse alémanique, où 44% de candidats se plaignent d’un silence radio, contre 58% en Suisse romande.
Jeter les gens comme des kleenex
Le ghosting semble être l’apanage des trentenaires. Cité par LinkedIn, un manager pointe du doigt un «changement d’état d’esprit» chez les jeunes générations, caractérisé par un moindre investissement personnel doublé d’un individualisme plus prononcé.
De ce fait, le phénomène dépasserait largement le cadre du recrutement. Par exemple, les entreprises qui offrent des prestations sur rendez-vous seraient de plus en plus souvent confrontées au désistement sans préavis d’un client, appelé NoShow. Également interrogée par LinkedIn, Amanda Bradford, CEO de l’application mobile de rencontres The League, estime que ce comportement est presque devenu «un nouveau langage» pour les jeunes générations.
Les sites de rencontres: tout viendrait justement de là. Une étude réalisée en 2014 par la société internationale d’études de marché YouGov et The Huffington Post a révélé que 11% des abonnés aux plateformes de rencontres avaient déjà été ghostés et qu’un nombre équivalent d’entre eux avaient usé du même procédé pour se débarrasser d’un prétendant indésirable.
Tel le coronavirus, le phénomène se serait ensuite répandu hors du foyer qui l’a vu naître. «Les travailleurs commencent à se comporter comme sur Tinder: ils quittent leur emploi comme un mauvais rendez-vous», lisait-on dans le Washington Post en décembre 2018.
Dans les dictionnaires américains, où le mot ghosting est apparu pour la première fois en 2016, une référence est d’ailleurs faite au monde des rencontres en ligne, dans lequel plus personne ne s’étonne quand on lui pose un lapin: à l’heure du speed dating, on se quitte presque aussi vite qu’on se trouve!
Depuis l’invention de la télécommande, zapper était devenu possible; à présent, c’est une habitude et elle est visiblement contagieuse. Voilà pourquoi le ghosting est parfois considéré comme une émanation de l’effritement des conventions sociales.
Sur le site lesechos.fr, la directrice de Monster France, Ruthes Cernes, parle d’une «banalisation» du ghosting. «Les candidats acceptent un job en attendant de trouver mieux. Et dès que leur situation se décante, ils zappent le premier recruteur à qui ils avaient pourtant dit oui», affirme dans le même article Nicole Degbo, ancienne chasseuse de têtes et fondatrice du cabinet de conseil Cabrik, spécialisé dans la gouvernance d’entreprise.
Je réponds seulement si j'en ai envie
Il faut reconnaître que le ghosting a un côté pratique. Disparaître de la circulation permet d’éviter les pénibles explications. L’authenticité est une belle chose, mais elle nécessite du courage ou de la force, et tout le monde n’en a pas toujours. Selon LinkedIn, 26% des candidats qui ont ghosté une entreprise déclarent qu’ils se sentaient gênés à l’idée d’avouer avoir changé d’avis.
Et puis, une sorte de démotivation s’installe chez certains, quand le processus de recrutement leur semble trop long ou fastidieux (premier entretien, deuxième entretien, mises en situation, etc.). Le ghosting permettrait alors aux candidats excédés de rendre à l’entreprise la monnaie de sa pièce. Toutes les études s’accordent pour dire que les délais de réaction des RH paraissent trop longs aux candidats, alors que les RH les trouvent raisonnables. Dans une société qui nous promet tout, tout de suite, cette contrariété peut s’avérer difficile à accepter.
D’après l’agence de consulting et de placement Addison Group, 70% des postulants en attente d’un feedback sur le premier entretien commencent à se démotiver au bout d’une semaine déjà. Autre signe de ce décalage: 78% des entreprises sont satisfaites de leur façon de communiquer pendant le processus de recrutement, alors les candidats en lice ne sont que 47% à penser la même chose.
«Les nouvelles générations sont sans doute plus demandeuses que les précédentes; elles ont plus d’attentes, elles veulent une réponse et du feedback, confirme Valérie Isabel, consultante pour le cabinet Finders à Lausanne. Vu l’implication personnelle requise par le processus de recrutement, elles estiment que c’est normal.»
Sous couvert d’anonymat, certains disent même que les jeunes générations se comportent parfois «comme des rock stars». Mais avec les imposants volumes de candidatures qu’elles reçoivent, les entreprises ne sont pas vraiment en situation de faire mieux et plus vite. Un bon nombre d’entre elles se tournent vers l’intelligence artificielle pour générer ce qu’on appelle, de manière légèrement contradictoire, des «réponses personnalisées automatiques».
Or, cette pratique n’est «pas particulièrement appréciée», relève JobCloud dans sa dernière étude sur le marché de l’emploi. Elle l’est d’autant moins que les entreprises l’utilisent surtout pour signifier les décisions négatives.
D’après JobCloud, 73% des postulants retoqués auraient souhaité recevoir une vraie réponse personnalisée avec, idéalement, les raisons du refus. «Les recruteurs sont souvent soumis à la pression du temps. Même s’ils le voulaient, ils ne parviendraient pas à rédiger une réponse négative personnalisée pour chaque candidature non retenue», regrette Davide Villa, CEO chez JobCloud.
Cependant, la plupart des entreprises sont persuadées que le meilleur moyen d’éviter l’évaporation soudaine et inexpliquée d’un candidat est de le choyer: lui consacrer du temps, s’adresser à lui d’égal à égal, solliciter son feedback une fois la procédure terminée... et appliquer aux RH le concept de l’expérience client qui consiste à créer un «souvenir inoubliable» et un «enchantement» chez celui qu’on veut attirer et fidéliser.
Tout un programme!