Débat

Travail temporaire: la flexibilité implique-t-elle forcément la précarité?

Les négociations autour du renouvellement de la Convention collective de la branche du travail temporaire vont démarrer au début 2014. Le syndicaliste Pierluigi Fedele et le CEO de Randstad (Suisse) Richard Jager parcourent ici un tour de chauffe. Plutôt d’accord sur les réglementations, ils ont une vision très différente du rôle que doit tenir le travail temporaire dans l’économie suisse.

Pierluigi Fedele: Le renouvellement de la convention collective de travail du secteur temporaire va se faire dans le contexte particulier de la crise européenne, avec des pressions sur la Suisse qui sont de plus en plus importantes. Les accords bilatéraux et la libre circulation des personnes augmentent la pression sur les salaires. Est-ce que vous me rejoignez sur le fait qu’il faut absolument une réglementation forte de la branche du travail temporaire pour limiter ces effets de dumping salarial?

Richard Jager: Oui, je suis tout à fait d’accord. En Europe, je constate un décalage entre les orientations politiques et la réalité du marché du travail. Sur la question des salaires et de la libre circulation des personnes, j’estime que la Suisse ne doit pas se faire imposer les réglementations européennes. Je pense d’ailleurs que le secteur temporaire en Suisse ne souhaite pas cette harmonisation avec les pratiques européennes. On accuse souvent les services de location de chercher à recruter de la main-d’œuvre étrangère. J’estime que notre convention collective n’a pas été conçue dans ce sens. Evidemment, les Européens viennent aussi travailler ici mais je peux vous assurer que Randstad ne recherche pas activement de la main-d’œuvre à l’étranger. Ce n’est pas notre but. Nous sommes en Suisse pour travailler avec les Suisses. Donc je suis d’accord sur ce point. Chaque pays doit travailler avec ses propres forces de travail et établir des salaires qui correspondent au coût de la vie du pays.

Pierluigi Fedele: Je vous entends bien. Mais vous ne pouvez pas nier la réalité des zones frontalières comme l’arc jurassien, ou les cantons de Vaud, Neuchâtel et Tessin, où notre impression est que vos sociétés de placement ont de plus en plus recours à des frontaliers, français en particulier. Ce qui implique une pression généralisée sur les salaires par le simple fait de l’offre et de la demande. Si les frontaliers sont d’accord de venir travailler aux minimas de la CCT, il n’y a finalement pas de raisons de les payer plus. Partagez-vous cette perception syndicale que, dans ces zones frontalières, une partie toujours plus importante du personnel que vous recrutez est composée de frontaliers?

Richard Jager: Oui, c’est vrai. La branche du travail temporaire est utilisée comme une porte d’entrée au marché du travail suisse. Car engager un travailleur temporaire étranger est beaucoup moins contraignant administrativement que de l’engager en fixe. C’est bien pour cette raison que je défends la convention collective. Car elle permet de fixer les règles du jeu. Je viens des Pays-Bas, où cela fait 30 ans que la branche est réglementée. Avec le recul du temps, on constate que la CCT a été renforcée d’année en année, pour lutter contre les entreprises qui profitaient des failles conventionnelles. J’estime qu’il faut faire pareil en Suisse, mais avec des conditions suisses et non pas en s’alignant sur les pratiques européennes. Dans le cas du Tessin par exemple, on constate encore beaucoup d’irrégularités. C’est notre responsabilité, ensemble avec les syndicats, de condamner ces abus et de renforcer l’application de la CCT. Contrairement à ce que pense souvent l’opinion publique, notre industrie tient fermement à ces réglementations.

Pierluigi Fedele: Je suis content de l’entendre. Mais vous venez d’un pays où la culture du partenariat existe depuis 30 ans. Ce n’est pas du tout le cas ici. En Suisse, cela nous a pris plus de 10 ans pour mettre les gens autour de la table. Pour nous, la reconduction des accords bilatéraux avec l’Union européenne est étroitement liée aux accords qu’on pourra trouver dans les différentes branches. Sans cette CCT – et je ne doute pas qu’on parviendra à un bon accord – le monde syndical ne soutiendra pas la libre circulation. Ma crainte concerne plutôt vos clients. Je doute que les entreprises de l’industrie et de la construction partagent votre vision du travail temporaire. Pour eux, le travail temporaire est un moyen d’engager et de licencier plus facilement, avec des conditions qui ne sont pas celles des employés fixes. Cette culture du partenariat devra donc être développée avec vos clients. Et cela risque de prendre aussi 30 ans.

Richard Jager: Je l’espère. Non pas que cela prendra trente ans (rires) mais que cette culture du partenariat s’étende à notre clientèle. Mais il ne faut pas oublier que nos mandants sont d’abord les travailleuses et travailleurs. Ils viennent nous voir pour décrocher un poste et nous approchons ensuite les entreprises avec ces demandes. Et non l’inverse. Je réalise aussi qu’en Suisse, la perception du travail temporaire est mauvaise. Mais nous sommes convaincus que cette perception changera grâce à la CCT et qu’à terme les salaires minimaux seront revus à la hausse. Car l’avantage du travail temporaire n’est pas de pouvoir recruter ou de licencier plus facilement, ni les bas salaires – car n’oubliez pas que nous gagnons plus si les salaires sont plus élevés – non, le vrai avantage du travail temporaire est sa flexibilité. Les travailleurs temporaires forment un cordon autour du noyau dur d’employés fixes. Cette couche peut aller jusqu’à 30 pour cent du personnel. Cette flexibilité permet aux entreprises d’ajuster leur besoin de main-d’œuvre selon les saisons ou les rythmes conjoncturels. Notre rôle n’est donc pas de faciliter les licenciements mais bien de mieux distribuer les forces de travail dans l’économie, en fonction des besoins qui varient sans cesse.

Pierluigi Fedele: Cette conception n’est pas nouvelle. C’est d’ailleurs la réalité des entreprises d’aujourd’hui. Elles réagissent aux pics de travail en recourant aux temporaires. Mais la question fondamentale est de savoir où placer le curseur. Peut-on accepter que le travail temporaire devienne un ingrédient important de notre développement économique? Clairement, on ne se trouvera pas d’accord sur cette question (sourire). C’est votre métier d’augmenter vos parts de marché. Du côté syndical, on a déjà difficilement digéré l’existence du travail temporaire comme forme de salariat, mais on s’y fait. De là à passer la vitesse supérieure, nous sommes contre. Au contraire, nous souhaitons limiter ces pourcentages de temporaires. Dans l’horlogerie par exemple, on pourrait imaginer limiter ce pourcentage à 10 pour cent.

Richard Jager: Je comprends. Je pense néanmoins que le travail temporaire va continuer à croître en Suisse. En comparaison européenne, il existe encore une bonne marge de progression. Jusqu’où? Cela dépendra des entreprises et des secteurs. Mon combat est plutôt de redorer l’image de notre branche. Si vous voulez qu’on respecte la convention collective et qu’on se batte auprès de nos membres pour la faire appliquer, il faut arrêter de faire croire aux gens que les intérimaires se font exploiter. Vous êtes en train de stigmatiser ces travailleurs.

Pierluigi Fedele: Mais vous oubliez que nous sommes dans un contexte helvétique. Si le travail temporaire n’a pas pénétré notre marché du travail autant que chez nos voisins, c’est à cause de notre droit du travail relativement libéral. Les temps de dédite sont de 3 mois au plus, et à part le congé maternité, les travailleurs sont peu protégés. A mon avis, votre volonté d’améliorer les conditions de la CCT et votre désir d’augmenter vos parts de marché sont contradictoires. Car plus la CCT sera contraignante, moins les entreprises auront intérêt à recourir à du personnel ad interim.

Richard Jager: Oui et non. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne veux pas que les entreprises voient les travailleurs temporaires comme une main-d’œuvre bon marché. C’est une main-d’œuvre flexible. La différence est de taille. C’est pour cela que je me bats pour la CCT. Un travailleur temporaire est seulement moins cher car il n’est pas là toute l’année. Mais son salaire reste identique aux autres. L’intérimaire n’est donc pas moins cher, il est plus flexible. Après la crise de 2008/2009, une étude a montré que ce sont les entreprises qui employaient beaucoup de temporaires qui ont le mieux résisté.

Pierluigi Fedele: Je comprends la différence entre flexibilité et précarité. Mais expliquez-moi comment on a pu fixer un salaire minimal de 14 francs de l’heure, dans certaines régions comme le Jura (ce minima est monté à 16 aujourd’hui, ndlr). Je vous accorde que votre vision est certainement plus progressiste que certains de vos confrères. Certes, la CCT a amélioré pas mal de choses mais elle prévoit beaucoup de flexibilité et pas mal de précarité en termes de salaires. C’est un appel que je lance: si vous souhaitez plus de flexibilité alors il faut améliorer les conditions salariales.

Richard Jager: Je suis d’accord. Et j’ajouterai pour terminer que la flexibilité servira surtout aux femmes et aux jeunes. Ces deux catégories de travailleurs ont plus de difficultés à intégrer le marché du travail. Mais ce message passe mal en Suisse. Culturellement, en Suisse, la place de la femme est plutôt à la maison par rapport aux Pays-Bas. Je le comprends. Mais je crois fermement que les femmes vont jouer un rôle de plus en plus important dans notre économie et que le travail temporaire sera pour elles une bonne porte d’entrée au marché du travail.

Pierluigi Fedele

Pierluigi Fedele est membre du comité directeur d’Unia Suisse, responsable de la branche horlogerie depuis janvier 2013.

Richard Jager

Richard Jager est le CEO de Randstad (Suisse) depuis 2011. Cette société de placement temporaire emploie 250 personnes en Suisse dans 50 succursales.
 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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