Vie et mort des RH

Trois tabous en organisation

HR Today a demandé à trois personnalités, qui connaissent bien la vie en entreprise, de nommer un tabou en organisation et d’en détailler les mécanismes. Voici donc trois témoignages édifiants.

Le talent ne suffit pas, l'organisation est trop souvent oubliée (Dave Ulrich)

«Un tabou existe quand une norme culturelle est franchie. Le champ des ressources humaines (RH) contient de nombreuses normes culturelles, dont une des plus proéminentes est l’importance croissante accordée au talent. D’aucuns souhaitent même renommer la fonction RH par «People/Talent management», Capital humain ou planification des forces de travail. Ces étiquettes impliquent que les personnes sont au cœur des organisations et des politiques RH et que les pratiques améliorent leur performance. Et que la tâche première des RH est la gestion du talent.

Il y a plusieurs dizaines d’années, mon mentor (Bonner Ritchie), qui m’a convaincu d’entrer dans cette profession, répétait souvent cet adage: «Les organisations ne pensent pas, les personnes oui». Il m’a encouragé à observer comment se comportent les personnes dans les organisations afin de comprendre le fonctionnement de ces mêmes organisations. Ironiquement, ce champ académique s’appelait «comportement organisationnel».

Durant les décennies qui ont suivi, je suis devenu de plus en plus convaincu que ce ne sont pas uniquement les personnes qui font le succès des organisations. Quand vous préparez un gâteau, vous utilisez de nombreux ingrédients (farine, beurre, sucre, œufs, etc.), mais il faut plus que ces ingrédients pour réussir un bon gâteau. Dans la théorie des systèmes, le système est plus important que ses composantes individuelles. Un volant, un moteur, des freins et les autres parties d’une voiture ne forment pas une voiture. La voiture existe en tant que système qui intègre toutes ces parties.

De la même manière, le talent ou les personnes sont des parties individuelles, mais elles existent de façon unique quand elles se rencontrent dans une équipe, un département ou une organisation. Partant de là, l’adage de mon mentor «les organisations ne pensent pas, les personnes oui», devrait plutôt être «les organisations façonnent la manière de penser et d’agir des personnes».

Les preuves que les organisations comptent plus que les personnes sont nombreuses. Lors de la cérémonie des Académie Awards (un fameux prix de cinéma aux Etats-Unis, ndlr), dans environ 20 pour cent des cas, le meilleur film de l’année obtient également le prix du meilleur acteur ou de la meilleure actrice. Dans la NBA (ligue professionnelle de basket aux Etats-Unis, ndlr), dans 15 pour cent des cas, l’équipe avec le meilleur marqueur a gagné le championnat (5 pour cent sans Michael Jordan). Et quand Michael Jordan a gagné le titre de meilleur marqueur, sans remporter le championnat avec son équipe (ce qui est arrivé 4 fois), sa moyenne de points par match était de 30,5. Dans environ 20 pour cent des cas, le gagnant du Ballon d’or (football) a aussi remporté la Coupe du monde. Dans le hockey, les meilleurs marqueurs gagnent la Coupe Stanley dans environ 25 pour cent des cas.

Comme au cinéma et sur les terrains de sport, l’économie d’aujourd’hui nécessite un travail d’équipe. Pour avoir des organisations qui durent dans un monde de complexité et de changement, les capacités individuelles doivent être combinées avec les capacités organisationnelles. Le talent a besoin du travail d’équipe. La passion des RH pour le talent doit donc être complétée avec une passion identique, sinon plus grande, pour les organisations. Les RH devraient s’intéresser à ce qui définit une culture organisationnelle, des systèmes, des procédures, le travail en équipe ou la place de travail comme autant de sujets liés au talent. Car les pratiques RH façonnent autant les organisations qu’elles stimulent les talents individuels.»

Dave Ulrich

Dave Ulrich est professeur à la Ross School of Business et partenaire associé au RBL Group.

 

L’incapacité des dirigeants à échanger sur leurs erreurs (Jean-Claude Biver)

«Pour moi le plus grand tabou est l’incapacité des dirigeants et des employés à échanger sur leurs erreurs. Ce qui est en soit un grand handicap, car l’erreur est nécessaire et elle est la seule façon efficace d’apprendre. Sans activité, il n’y a pas d’erreurs et inversement, il n’y pas d’initiatives et d’activité qui n’engendre pas d’une façon ou d’une autre des erreurs. C’est pourquoi il est nécessaire non seulement d’apprendre de ses propres erreurs, mais aussi de celles des autres. En partageant les erreurs avec d’autres, on avance et on apprend donc d’autant plus vite. Psychologiquement, le partage des erreurs permet en quelque sorte de se déculpabiliser, (un peu comme le font les catholiques par la confession). Le partage des erreurs du chef et de son équipe sont donc des doubles «win-win»».

Jean-Claude Biver

Jean-Claude Biver est président du conseil d’administration de Hublot Manufacture de montres suisses.

 

Les relations fusionnelles nuisent aux organisations (Nicole Aquilon)

«Une relation fusionnelle en organisation décrit une liaison très forte entre deux ou plusieurs personnes. Cela peut être une relation intime entre deux personnes de deux sexes avec deux niveaux hiérarchiques différents ou non. Ou alors un lien très fort entre un groupe de personnes, le groupe des anciens ou un groupe de nouveaux qui viennent tous d’une même entreprise. Mais cela peut aussi être une grande amitié entre deux ou plusieurs directeurs ou managers d’unité. Ces relations peuvent avoir une dimension sentimentale ou simplement revêtir une dimension clanique. Pour ce couple ou ce groupe de personnes, plus ils s’entendent bien, plus ils se sentent en sécurité.

A première vue, ces situations sont relativement courantes dans nos organisations. Le problème, c’est que ces relations fusionnelles sont à l’origine de nombreux dysfonctionnements. Car plus ces personnes se serrent les coudes, plus elles vont échafauder des stratégies pour éloigner les personnes qui risquent de briser ce lien de proximité. En ce sens, on peut dire qu’un groupe de personnes qui vivent une relation fusionnelle en organisation vont pratiquer de la désinformation, retenir de l’information, s’octroyer des avantages ou des postes intéressants. Ce qui a pour résultat, au final, de créer des entreprises à deux vitesses. Car c’est l’amitié, voire l’amour, qui lient ces gens entre eux et non la compétence. Et les personnes «saines» qui les entourent et qui tenteraient de mettre le doigt sur ces dysfonctionnements se font en général rapidement évincer.

Devant leur incapacité à briser ce système clanique ou fusionnel, ces personnes quittent souvent l’entreprise. Car ces mécanismes fusionnels sont indicibles et sournois. Ce sont des dysfonctionnements extrêmement difficiles à prouver, car si vous n’êtes pas dans cette relation fusionnelle, par définition, vous en êtes exclu et donc sans prise directe sur la réalité qui est en train de s’y dérouler. Comment s’en sortir? Difficilement. Mon expérience montre qu’il peut être judicieux de créer des groupes de travail dans un lieu de confidentialité pour détecter les relations fusionnelles taboues. Ce cadre doit permettre aux gens de parler librement. Ce qui permet de faire éclore d’autres schémas de pensée. Peu à peu, les choses vont commencer à sortir. Et quand les langues se dénouent, il faut appuyer et encourager ces paroles et les gens qui osent les prononcer.»

Nicole Aquilon

Nicole Aquilon est DRH au groupe Komax systems LCF à La Chaux-de-fonds.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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