Un accélérateur fulgurant des pratiques
On le constate, cet épisode viral nous parle certes de la santé, mais il met en travail mille autres thématiques: il convoque un débat large en favorisant des interrogations politiques fortes sur notre système sanitaire et sur la coopération internationale; mais il mobilise également notre introspection et nous oblige à revisiter notre intimité, nos différentes façons de faire famille et de constituer société; de nous nourrir. De gérer notre peur. D’accepter ces changements.
Le Covid-19 a réussi à imposer en trois heures des pratiques qu’il eût fallu trente ans à faire advenir. Photo: 123RF
Il questionne le rôle de la culture et la place des artistes dans ce concert de désespérance. Il laisse entrevoir de nouvelles relations poindre au travail. Il reclasse les déclassés qui sont au fond et au front (nos caissières). Il interroge aussi la survie économique d’un grand nombre d’artisans et de petits commerçants. Excusez du peu, quel spectre! C’est un fait social total pour paraphraser Marcel Mauss.
Mais ce n’est pas tout. Ce court-circuit viral est également un fabuleux accélérateur de pratiques.
L’enseignement à distance enfin se rapproche
Il a réussi en trois jours à faire de nos écoles et universités traditionnelles de véritables hubs numériques. Non seulement nos écoles polytechniques, mais tout l’écosystème de formation a basculé. C’est ainsi qu’en quelques heures, ces institutions traditionnelles et conservatrices ont muté dans un autre monde, celui de l’enseignement numérique, alors même qu’en temps normal, il eût fallu user de trois ministres, créer des commissions politiques ad hoc, voter des wagons d’heures de décharge, engager des consultants externes, négocier avec les syndicats de nouvelles grilles salariales, mandater des experts internationaux, former l’ensemble du corps professoral à cette nouvelle pédagogie, enfin se contenter de quelques essais pilotes circonstanciés qui seraient évalués trois ans plus tard. Tout était là, bien sûr. Mais de puissantes digues de résistance étaient bien présentes et empêchaient le futur de se déployer.
Le Covid-19 a réussi à imposer ces pratiques en trois heures alors qu’il eût fallu trente ans pour les faire advenir. Ces nouvelles pratiques fascinantes, implémentées immédiatement, sans accompagnement, ni formations, notes de cadrage ou congrès savants, montrent bien la puissance de l’action volontaire. Cette observation ouvre mille révolutions à venir et l’on peut imaginer qu’une fois connectés à cette idée - qui est en réalité une posture - l’on libère un flux incessant de créativité. La modernité devrait-elle sa naissance au Covid-19?
La disruption tant attendue dans les services s’impose
Sans oublier les pratiques professionnelles liées tant au secteur privé qu’au secteur public. Imposer le home office à des directions générales qui ne juraient que par le présentiel (sauf pour eux) et qui évaluaient la qualité du travail aux nombres d’heures de présence! Qui égrainaient des avertissements à tour de bras pour 15 minutes de retard sur l’horaire obligatoire. Qui feignaient de comprendre que les collaboratrices et les collaborateurs, pour s’engager durablement, avaient besoin de flexibilité. Et que le home office était souhaité par un grand nombre de collaborateurs responsables. Ces thématiques étaient déjà documentées, analysées depuis dix ans déjà.
Mais les conseils d’administration et les directions rechignaient pour des raisons généralement liées au contrôle, à la confiance et au coût (travailler à distance nécessite une infrastructure informatique et surtout une chaîne de commandement claire). Or, souhaiter une présence physique revenait souvent, dans nos observations, à pallier une organisation déficiente, celle qui exige pouvoir compter sur toutes les ressources rapidement, à portée de main, prêtes à répondre spontanément à une instruction, une demande, une intuition avec comme critère clé la disponibilité immédiate, par faute de processus suffisants. Cette conception du pouvoir tolère mal le home office où les relations sont obligatoirement médiées et orchestrées différemment.
Le virus imposant le home office ouvre donc des abysses de réflexions sur le design organisationnel efficace et sur la «corporate gouvernance». Il y aurait ainsi d’autres modèles d’organisation du travail que la pyramide hiérarchique militaro-industrielle? Bien sûr, la littérature scientifique et l’audace de quelques-uns ont tenté depuis une dizaine d’années d’éveiller nos esprits embrumés: l’holacratie (Zappos, Gore-Tex), la sociocratie (Endenburg Elektrotechniek, Cirque du Soleil), l’adhocratie (la NASA), l’entreprise ouverte, l’entreprise libérée (Poult, Favi, ChronoFlex), l’entreprise positive (Attali), la hiérarchie horizontale (Morning Star), le management créatif (Semco, entreprise brésilienne), l’organisation sans leader (leaderness organisation comme internet), que sais-je encore… Beaux exemples inspirants.
Le Covid-19 a donc réussi un double exploit:
- D’une part, il a autorisé l’avènement du home working généralisé en le rendant obligatoire pour des raisons sanitaires.
- D’autre part, par une accélération de l’histoire, il a freiné soudainement la société mobile en la rendant immobile. Voilà qui ferait sourire les penseurs de la vitesse, Paul Virilio, Alfred Willener et Hartmut Rosa.
Peut-être même qu’il aura une troisième vertu. Voilà près de trente ans que nous observons le fonctionnement des organisations, leurs processus, leurs gouvernances, leurs forces et leurs béances. Le bilan reste étrange. Alors même que la formation des managers et des collaborateurs s’est notablement accrue, les pratiques régnantes sur le terrain laissent perplexes. Non pas que nous ne puissions trouver parmi la multitude d’organisations quelques bons élèves, évidemment pas. Mais en général, si l’on écoute les différentes parties prenantes dans leur vérités propres (collaborateurs, cadres, direction générale, membre de conseil d’administration, clients et fournisseurs) le résultat est affolant et échappe à toute rationalité: car in fine personne n’a en effet intérêt à ce que les organisations fonctionnent si mal, comme le rappellent de Gaulejac et Mercier: «Mais qui peut bien avoir intérêt à ce que la souffrance au travail se généralise? Évidemment pas les salariés qui en sont les principales victimes. Certainement pas les entreprises dont les résultats pâtissent à terme du formidable gâchis humain et professionnel que provoque le mal-être de leurs salariés. Le système, aujourd’hui, paraît perdant-perdant.»
Mais que se passe-t-il donc sur le terrain des opérations? Les infirmières, comme le rappelle le sociologue Yvan Sainsaulieu, ne sont «ni bonnes, ni nonnes, ni connes», appelant de ses vœux à ce qu’elles soient davantage impliquées dans la gestion des soins et précisant que sous leurs contrôles, les services n’auraient sans doute manqué ni de masques, ni de produits, ni de blouses.
Peut-être que l’épisode du Covid-19 ressaisira les esprits et amènera cadres et collaborateurs à tisser un autre contrat psychologique, à développer d’autres gouvernances, à tenter d’autres formes organisationnelles?
A propos de la série
Oui, ce satané virus met à mal nos hôpitaux, nos certitudes et nos prédictions. Oui, il met à genoux nos familles, notre économie et nos habitudes. Oui, il désorganise tout ce que patiemment nous avions ordonné. Oui, il nous oblige à penser le futur différemment. Par-delà le drame sanitaire, cette série tente de répondre à la question suivante: ce virus, qu’a-t-il à nous dire sur nous, nos existences personnelles et finalement sur la place du travail en nos vies? Quatre regards spécifiques sont convoqués: le Covid-19 permettrait une «revisitation» de soi, une révélation du cadre politique, une reconfiguration des priorités professionnelles et une accélération de l’histoire. Petit, mais costaud, le Covid-19. Prenez-soin de vous et des vôtres!