Un état d'esprit plus qu'une méthode
L'organisation apprenante permet de répondre aux défis posés par l'accélération du changement technologique et la complexité croissante de l'économie globalisée. Elle implique un changement de culture et de la patience.
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Depuis la publication en 1990 du livre fondateur de Peter Senge (voir le compte-rendu vidéo du livre ici), les idées de l’entreprise apprenante se sont installées dans les mentalités. Moins radicale que l’entreprise libérée, le modèle s’adapte bien aux défis de l’économie post-moderne. Considérant l’entreprise comme un organisme vivant, le modèle est centré sur les interactions humaines. Travailler sur les relations plutôt que les dysfonctionnements permettra à l’organisation de grandir et de maintenir un état d’esprit ouvert et critique pour affronter les défis à venir. Souvent confondue avec les plans de formation, l’entreprise apprenante est plutôt un état d’esprit. Un questionnement permanent sur les pratiques et sur la vision à atteindre. Tour d’horizons de quelques fondamentaux RH avec les conseils de deux experts.
Pensée systémique
C’est sans doute l’idée la plus difficile à mettre en œuvre. Penser systémique, c’est accepter de faire partie du problème. L’individu ne peut pas se séparer du collectif dans lequel il évolue. Par ses actions et son point de vue, il le nourrit et le renforce. Ce n’est pas un hasard si Peter Senge considère cette pensée systémique comme la cinquième discipline (celle que relie toutes les autres). Cette prise de recul réflexive sur soi-même et sur notre impact sur le reste de l’organisation est difficile. Nous préférons faire porter le chapeau aux autres (un chef incompétent, un collègue caractériel, un conseil d’administration déconnecté de la réalité). La difficulté réside dans le fait d’accepter que nous devrons changer nos manières de faire. Comme le raconte l’histoire soufi: c’est plus facile de chercher sous la lumière, même si c’est dans le noir que nous avons perdu nos clés.
Conseils aux RH
Laurent Habart: «Il faut s’autoriser à travailler sur l’organisation du travail. Trop souvent, elle est laissée entre les mains des responsables de Business Units (directeurs de sites). Les RH pourraient apporter un regard sur «comment mieux organiser le travail». Plus ils auront des collaborateurs ouverts sur leur montée en compétence, sensibles à l’échange, plus ils seront dans un environnement apprenant, capable de s’adapter.
Etienne Collignon: «Il faut commencer par sentir s’il y a une dynamique possible à partir de la direction générale. Rien ne se fait sans l’impulsion des dirigeants.»
Modèles mentaux
Les modèles mentaux représentent notre vision du monde. Elle nous aide à expliquer la réalité et lui donner du sens. Mais en mettant de l’ordre dans la vie économique complexe et instable, nous risquons de transformer nos modèles mentaux en fausses croyances. Peter Senge raconte l’histoire d’une équipe de dirigeants de l’industrie automobile américaine en visite au Japon durant les années 1970. Les Japonais avaient inventé le lean management et la production en flux tendu (sans pièces en stock). Tellement habitués à leur processus industriel, les Américains n’en ont pas cru leurs yeux et étaient persuadés que les Japonais leur avaient montré des fausses usines. Résultat: l’industrie automobile japonaise (moins chère et de bonne qualité) a grignoté des parts du marché américain et a progressivement mis à genou les grandes marques de Détroit.
Maîtrise personnelle
Si l’influence du système est sous-estimée, le rôle joué par les individus reste clé dans une organisation apprenante. En définitive, ce sont les hommes et les femmes de l’entreprise qui porteront les changements et feront le travail. Les deux ingrédients d’une bonne maîtrise personnelle sont une vision claire sur vos objectifs personnels et un regard lucide sur votre point de départ. La maîtrise personnelle ne se décrète pas, elle éclot quand certaines conditions-cadres sont réunies: des zones de sécurité psychologique par exemple.
Laurent Habart: «La sécurité psychologique n’existe en réalité jamais. Il s’agit plutôt de mettre en place des garde-fous pour ne pas dérailler. Un exemple? Comment traiter les conflits ou les écarts entre le réel et le prévisionnel. L’holacratie utilise par exemple les réunions sur les tensions. Gérer les tensions devient ensuite un mode de fonctionnement habituel. Un autre garde-fou est la connaissance par tous du périmètre de responsabilité de chacun. Si ce cadre n’est pas clarifié, je risque d’empiéter sur le périmètre de l’autre ou de croire que c’est à l’autre de s’occuper de ce problème. Ce cadre doit être répété sans cesse.»
Changement de style
Selon Etienne Collignon, le plus difficile pour la fonction RH sera d’«identifier les personnes volontaires». «C’est sur elles que vous allez vous appuyer pour mettre en mouvement l’organisation. Il y a un grand nombre de personnes qui sont prêtes à vous suivre. Il faudra ensuite passer le cap des habitudes installées chez les managers. Pour eux, ce sera un changement de style important. Cela exigera du temps et de l’énergie. Qu’est-ce que l’équipe de direction est capable de faire à son niveau? Sans actions, je n’y crois pas. Il faut embarquer les dirigeants + identifier une poignée de leaders dans l’organisation.»
Laurent Habart met aussi en garde contre le risque «de confusion entre l’organisation apprenante et les plans de formation. Le marché pousse dans ce sens. Mais la formation formelle n’est qu’une petite partie. Les RH tombent vite dans cette illusion des plans de formation. Ce n’est pas une question de bons collaborateurs. Ce sont les bonnes conditions de travail à mettre en place, des bonnes pratiques, un écosystème aligné et auquel on tient. Souvent deux pas en avant, un en arrière. Il faut savoir tenir le cap.»
Vision partagée
La vision partagée fait partie de ces conditions-cadres également. Elle est souvent imposée d’en haut alors qu’elle devrait être co-construite. Cette implication des collaborateurs évitera les interprétations différentes de chacun. Laurent Habart: «Deux choses priment en entreprise: la vision et les valeurs. Je constate que ce travail sur la vision est souvent très mal fait. La majorité des entreprises du CAC 40 n’ont pas de vision inspirante. Une bonne vision devrait vous donner envie de travailler pour l’entreprise. Prenez la société Elithis (active dans l’énergie des bâtiments), sa vision est: «L’énergie positive pour tous!» Selon Etienne Collignon, le rôle des RH est de «créer cet environnement qui favorise l’intelligence collective et démontrer les bénéfices énormes que l’on peut en tirer.»
Le processus de décision
Sujet délicat. La manière dont les décisions sont prises révèlent le niveau de maturité de l’organisation. Laurent Habart: «Dans un grand nombre d’entreprises, les décisions restent entre les mains de la direction. Dès 10’000 euros, c’est le comité de direction qui décide seul. Si vous voulez travailler entre adultes, il ne faut pas traiter les gens comme des enfants.» Un exemple? «Un centre de recherche britannique dispose d’un million d’euros par année à investir dans de l’innovation. Ils ont décidé d’allouer 10’000 euros à chaque jeune collaborateur pour qu’ils puissent les miser sur des projets. Le processus est clairement établi et n’est pas Top Down. Ce système permet aussi aux plus jeunes d’influencer les décisions qui les impacteront.»
Ecosystème digital
Les outils technologiques viennent après le facteur humain, mais sont une pièce incontournable du puzzle. Dans son livre, Laurent Habart conseille d’identifier dans un premier temps les outils déjà utilisés. Inutile d’imposer de nouvelles technologies si les habitudes sont déjà prises. Dans cet écosystème digital, on retrouve pêle-mêle les visioconférences, les tableaux blancs numériques, les outils de partage de documents (Google Drive) mais aussi le partage d’écran et les messageries. L’entreprise libérée Buurtzorg a construit son succès autour d’un intranet interne, créé sur mesure par un des associés, et qui est devenu une mine d’informations et d’échanges de bonnes pratiques pour les collaborateurs.
Laurent Habart
est consultant, spécialiste de l'entreprise apprenante.
Etienne Collignon
est enseignant-chercheur en apprenante. Il a notamment travaillé pendant 25 ans chez Solvay comme leader de projets collaboratifs.