Mais alors qu’il faudrait changer l’organisation du travail, on essaie de changer les qualités individuelles des gens. Ce qui correspond à la psychologisation de la vie en entreprise ...
Oui. Les seules réponses que les entreprises offrent à leurs collaborateurs sont des formations pour gérer leur stress, pour leur apprendre à tenir, à se confronter à la performance qui est surévaluée d’année en année: ce qui est considéré comme un objectif optimum l’année en cours devient la norme moyenne l’année suivante.
On leur apprend à être de plus en plus forts. Ce qui veut dire en creux qu’ils sont faibles, faillibles, voire déficients. Mais on ne questionne pas du tout l’organisation ni les dispositifs. On se focalise sur les effets sans questionner les causes. Ce type de réponses psychologisantes est un garrot moral pour le moins hypocrite.
C’est un peu plus compliqué que cela. Selon vous, la difficulté ne se situe ni au ni- veau de l’individu ni au niveau de l’organisation, mais dans leur relation de plus en plus opaque ...
Ils sont sur la même voie mais pas sur les mêmes rails. Les logiques et les règles de l’individu et de l’entreprise diffèrent de plus en plus et sont de moins en moins complémentaires. Les objectifs et le sens que donnent les individus à leur travail ne correspondent plus aux prescriptions et dispositifs gérant et cadrant «le travail» proposé par les organisations.
Alors qu’ils l’étaient auparavant?
Oui, ils étaient beaucoup plus synchrones. La qualité au travail était pensée comme la qualité des conditions de travail des salariés. Aujourd’hui, la qualité au travail est pensée comme extérieure au travail des salariés. Elle concerne davantage des prestations pour le client (qualité de service) et des garanties de produits (labels).
Par ailleurs, une série de paradoxes sont apparus. On demande aux salariés de s’identifier à l’entreprise sans pour autant reconnaître la réalité de leur travail et de leur investissement. On leur fait croire à plus d’autonomie et de flexibilité alors qu’il n’y a jamais eu autant de contraintes. Le rapport individu/entreprise n’est plus dans l’équité et se pense de plus en plus de manière centralisée.
Concernant le travail et sa «gestion», il s’agirait alors de revenir, si je prends un parallèle politique, à un principe de subsidiarité. Voilà le problème. Nous sommes prisonniers d’un système n’accordant plus les sens, les intérêts et les contributions réciproques entre les salariés et les entreprises. Même les services publics tombent dans cette catégorie de prêt-à-penser: il faut gérer, il faut manager ... sans pour autant comprendre ce qui se passe concrètement sur «le terrain».
La critique est bien formulée, mais comment aller de l’avant, comment réconcilier l’organisation et l’individu?
De mon point de vue, ce serait heureux de requestionner le travail en tant que tel. Aujourd’hui, la seule manière dont on appréhende le travail, c’est en l’évaluant. Sauf que, comme le dit très bien Christophe Dejours, on n’évalue jamais le travail, on évalue la rentabilité, la productivité ou encore la satisfaction du client.
Ces approches n’évaluent donc en rien «le» travail. Il faut de nouveau aujourd’hui s’intéresser et analyser ce que cela veut dire concrètement travailler. Comment reconnecter le sentiment d’avoir bien fait son travail, d’être satisfait et la réalité du travail in situ? On accuse les travailleurs de refuser le changement. C’est faux. Le problème, c’est qu’ils ne sont jamais inclus dans les discussions: en général, les modifications importantes de leurs pratiques sont imposées par des personnes qui n’ont jamais pris le temps de voir ce qu’était réellement leur quotidien et qui ont une méconnaissance de la réalité «réelle», si je puis dire.
En définitive, on prescrit – par le haut et de plus en plus souvent de l’extérieur – contre le réel. Le travail des salariés a été standardisé, dépouillé des compétences, de sa spécificité, de son intelligence et parfois même de sa technicité.
Revenons à la santé au travail. Vous écrivez que 95 pour cent des accidents de travail sont couverts par la SUVA. Les cinq pour cent restant sont les maladies officiellement reconnues comme l’amiante, le bruit, les maladies de la peau... Tout le reste n’est pas reconnu. Mais qui paie quand un gars part en burnout ...
Cela passe par les médecines généralistes. Il y a une absence totale de reconnaissance des problèmes de santé au travail. C’est en ce sens que je dis que la question du travail et de ses effets sur la santé doit être au cœur des politiques publiques. La contribution de Michel Guillemin à l’ouvrage que j’ai dirigé, le montre très bien.
Les États auraient pourtant intérêt à demander aux entreprises d’assumer leurs responsabilités ... Pourquoi ce statu quo?
Car il y a une véritable cécité à reconnaître que le travail a un effet sur la santé. La Suisse est en retard sur cette question. Les pays frontaliers ont pris conscience du problème depuis les suicides de France Télécom et de Renault. Notez que les suicides liés au travail ont toujours existé. En France, un agriculteur se donne la mort en moyenne tous les jours.
Encore une preuve que c’est l’agenda médiatique qui dicte la prise de conscience politique. Mais en Suisse, il ne se passe rien. L’organigramme de l’Office fédéral de la santé publique ne mentionne pas la santé au travail. Comme si le problème n’existait pas.
* Sophie Le Garrec (sous dir.): Le travail contre la santé?, éd. L’Harmattan, 2011, 299 pages
Sophie Le Garrec
Bretonne d’origine, Sophie Le Garrec est maître d'enseignement et de recherche en sociologie, politiques sociales et travail social à l’Université de Fribourg. Elle a commencé sa carrière de chercheuse à l’Université de Toulouse avec un doctorat sur les consommations toxiques chez les adolescentes (Ces ados qui «en prennent», Presses Universitaires du Mirail, 2002). En Suisse, elle a notamment travaillé avec le spécialiste des addictions Dwight Rodrick, le créateur d’Addiction Info Suisse. Dans l’ouvrage collectif qu’elle a publié fin 2011, Sophie Le Garrec a réuni une série de chercheurs suisses romands et français pour tenter de mieux comprendre les effets des nouvelles techniques de management sur la santé des collaborateurs. Elle a choisi de concentrer ses recherches sur la population senior de l’Etat de Fribourg.
Un nouveau CAS en santé du travail
Un nouveau Certificate of Advanced Studies verra le jour en janvier 2013. Initié par l’Université de Fribourg (Sophie Le Garrec), la Haute école de gestion Arc de Neuchâtel (Alain-Max Guénette) et Addiction Info Suisse (Dwight Rodrick), ce certificat intitulé «Organisation, santé au travail et conduites dopantes» s’adresse aux praticiens, managers et spécialistes en ressources humaines des secteurs publics et privés. Ce premier CAS de Suisse romande dédié aux enjeux de la santé au travail et des addictions donnera plusieurs clés pour comprendre les inter- actions entre l’organisation, les nouvelles formes de travail et les liens avec les produits dopants (médicaments, drogues, alcool). Avec plusieurs intervenants de renom et une approche pratique des problématiques.
Programme complet et inscriptions par mail à tsps@unifr.ch
Délai d’inscription: 30 novembre 2012.
Coût: CHF 5500.–