Covid-19, entre disruption et espoir (1)

Un processus biosocial total

Voilà que la mort rôde. Elle s’impose, cette fois-ci, avec des apparats bien particuliers: c’est aux plus faibles, au grand âge, aux malades, aux personnes fragiles, aux handicapés de la vie, aux jeunes enfants, aux précaires, aux prisonniers d’EMS qu’elle volera tout d’abord leur âme. Plus de 100'000 morts étaient pleurés en Europe à la fin du mois d'avril 2020.

Les zones de guerre ne sont pas épargnées: vingt-deux États africains figurant en tête du classement des pays les plus vulnérables sont notamment touchés. Seules les femmes enceintes semblent échapper à ce destin funeste, comme protégées par leurs boucliers de vie. Joli pied de nez! Mais de quoi parlons-nous concrètement et ce virus, franchement, qu’a-t-il à nous dire en Europe?

Cette épidémie - par-delà un épisode de crise sanitaire - est aussi un phénomène sociologique: elle trie, sélectionne, se concentre sur des segments sociaux bien spécifiques. Le Corona-19 peut infecter tout le monde, mais tout le monde n’y est pas exposé de la même manière. Ce qui fait dire au Prof. Ola Söderström - en prenant ses sources chez Michel Foucault - que l’épidémie «est un processus biosocial». Le tri, voilà un phénomène qui, en soi, appelle la peur.

Élargir le regard confiné

Mais en réalité, il est bien plus. Car le phénomène est total: le virus ne révèle en effet non seulement les pans de précarités sociales, mais il ouvre clairement le champ d’observations de façon beaucoup plus large. Il nous permet de revisiter tout ce qui nous était invisible, aveuglé par le flot ordinaire du quotidien. Écoutez plutôt!

Le politique

Du point de vue politique, il nous permet de saisir notamment la faiblesse de la réponse européenne (la Russie lance un pont aérien de neuf avions cargo pour amener médecins et équipement en Italie, aidée également par la Chine et Cuba); la collaboration internationale entravée par l’entre-soi national (la République tchèque a bien détourné 680'000 masques destinés à l’Italie); l’état de préparation politique du pays (les masques, la solution hydroalcoolique indisponibles, les respirateurs, avec la question clé: les médecins devront-ils choisir les patients à soigner, par manque de matériel?); le surprenant gel du conflit israélo-palestinien (Benny Ganz rejoindrait Benyamin Netanyahou pour la formation d’un gouvernement d’unité nationale); la capacité plus ou moins vive des assurances sociales à prendre le relais (chômage technique, subventionnement exceptionnel, crédit massif sans intérêt libéré en deux jours); la tentation des états à surveiller leurs concitoyens à l’aide de nos prothèses électroniques (les Chinois, c’est nous, notre ancienne régie fédérale transmettant aux autorités les foyers de signaux numériques supérieurs au nombre 5 et ne respectant pas la distance de sécurité); la répartition des compétences politiques décisionnelles entre Confédération et Canton (avec comme exemple paradigmatique les relations entre le canton du Tessin et la Confédération); la capacité de notre système de santé à endiguer les vagues pandémiques (saura-t-on par notre discipline personnelle aplanir la célèbre courbe de porteurs du virus?); la renaissance de la légitimité perçue de l’armée (pour la première fois en Europe, l’armée mobilise des soldat pour soutenir la population civile); les changements incessants de consignes politiques à l’endroit des professionnels (avec masque, sans masque; à un mètre, à deux mètres; confiné, pas confiné; travailler, pas travailler; chloroquine ou pas). Ce virus Covid-19, ce microscope agent pathogène, a donc des vertus politologiques.

Le psychologique

Du point de vue psychologique, le Covid-19 nous permet de saisir la redécouverte étrange de son «chez-soi» comme ère de réclusion/protection 
(le confinement est une protection physique, mais une agression psychique); la capacité des individus à respecter les modalités d’interactions souhaitées (qui respecte les consignes et comment?, qui ne respecte pas les consignes et pourquoi?); la résistance de certains rebelles à accepter le changement de règles du jeu (une grand-mère désireuse de faire ses courses, des jeunes organisant une ultime fête avant le «couvre-feu»); l’observation de la façon dont les acteurs sociaux investissent le temps soudainement libéré (ce matin, lecture de la Recherche de Proust ou Netflix à gogo?); comment gérer le plaisir du repli choisi (le syndrome de la robe de chambre de l’écrivain); comment contenir la montée d’angoisse galopante (merci petitbambou.com et autre applications de méditation); le Covid-19 nous éclaire sur l’obsession des armes (cinq fois plus de ventes que d’habitude aux USA), du PQ et de la nourriture, notamment de l’huile et des pâtes; les rituels de conjuration (le Napolitain accoudé à sa fenêtre devenue l’espace d’un clip un zinc de fortune; les applaudissements collectifs à heure fixe pour soutenir l’engagement des soignants; les chants collectifs aux balcons et les manifestations culturelles individuelles mais à destination du collectif; les prières et autres méditations transmises sur WhatsApp à réciter à heures convenues); la prise de conscience brutale que la vie est éphémère et que notre vulnérabilité est plus grande que nous l’imaginions (comment faire famille en étant confiné ou séparé?); l’émergence folle de l’humour hantant le Net en proposant des caricatures autour du virus comme pour mieux l’apprivoiser et calmer l’angoisse; le détournement populaire d’outils technologiques professionnels (qui n’a pas encore participé au désormais célèbre apéro du vendredi soir par Skype?); la gestion mentale du confinement (astronautes et explorateurs sont convoqués pour nous conseiller dans la gestion de cette épreuve). Ce virus Covid-19, ce microscope agent pathogène, a donc également des vertus psychologiques.

Le sociologique

Du point de vue sociologique, le Covid-19 nous apprend également à apprivoiser le mythe du confinement travaillé (comment reste-t-on enfermé quatre semaines dans un deux pièces sans balcon avec deux enfants de moins de 10 ans tout en devant télétravailler?); les traits de solidarités collectives immédiates (merci aux jeunesses et aux pompiers de nos villages qui livrent les courses à nos seniors); la sempiternelle rhétorique médiatique (lorsque le sang, la mort et les pleurs sont convoqués, alors une caméra surgit); 
le déplacement spontané de la scène public sur l’espace numérique (des concerts fleurissant sur YouTube ou sur Facebook; Mike Horn offrant l’une de ses conférences parisiennes sur les réseaux sociaux; Calogero écrivant «on fait comme si» et allouant les droits d’auteur à la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France; Goldman quant à lui revisite «Il changeait la vie», Zazie offre son disque de platine au profit des soignants, Bruel dédie deux chansons aux soignants, aux pompiers, aux forces de l’ordre); 
la reconfiguration économique (les librairies indépendantes s’éteignent et Amazon engage 100'000 collaborateurs); enfin la difficulté d’enterrer nos morts dans l’extrême intimité de la famille restreinte. Ce virus Covid-19, ce microscope agent pathogène, a donc également des résonances sociologiques.

A propos de la série

Oui, ce satané virus met à mal nos hôpitaux, nos certitudes et nos prédictions. Oui, il met à genoux nos familles, notre économie et nos habitudes. Oui, il désorganise tout ce que patiemment nous avions ordonné. Oui, il nous oblige à penser le futur différemment. Par-delà le drame sanitaire, cette série tente de répondre à la question suivante: ce virus, qu’a-t-il à nous dire sur nous, nos existences personnelles et finalement sur la place du travail en nos vies? Quatre regards spécifiques sont convoqués: le Covid-19 permettrait une «revisitation» de soi, une révélation du cadre politique, une reconfiguration des priorités professionnelles et une accélération de l’histoire. Petit, mais costaud, le Covid-19. Prenez-soin de vous et des vôtres!

 

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Stéphane Haefliger est membre de direction de Vicario Consulting SA. Auparavant, il a été DRH durant vingt ans au sein de banques internationales et conseiller politique auprès d’une ministre cantonale.

Publications disponibles sur www.stephanehaefliger.com

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Angelo Vicario est le fondateur et directeur de la société éponyme dont le siège est à Lausanne et dont les six bureaux régionaux accueillent trente-cinq consultants expérimentés sur le territoire suisse (Lausanne, Genève, Neuchâtel, Berne, Zurich, Lugano). Durant les vingt dernières années, il a sensibilisé les organisations du secteur privé comme du secteur public aux trois thèmes suivants: l’amélioration du climat de travail, l’accompagnement au changement, l’assistance au recrutement.

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