«Une culture forte permet de résoudre des problèmes difficiles»
Thomas Zurbuchen, ancien directeur scientifique de la NASA et aujourd'hui directeur d'ETH Zurich Space, était l'invité du HR FESTIVAL europe 2024. Il partage ici son style de management et sa vision du développement d'une équipe, ainsi que de précieux conseils pour les professionnels RH.
Thomas Zurbuchen est intervenu le 26 mars 2024 au HR FESTIVAL europe. (Photo: DR)
Vous avez été directeur scientifique de l’agence spatiale américaine (NASA) de 2016 à 2022. Quelle est votre activité aujourd’hui?
Thomas Zurbuchen: Je dirige le programme ETH Zurich Space à temps partiel. Dans ce rôle, je suis très occupé par le développement d’un nouveau Master en sciences et technologies spatiales. Ce projet progresse rapidement, nous prévoyons de lancer la première volée cette année. Parallèlement, je travaille avec notre équipe à l’élargissement de la recherche spatiale et au renforcement de la coopération avec les entreprises du secteur spatial en Suisse et en Europe. J’ai aussi une petite activité de conférencier et de conseil pour différentes entreprises.
Pourquoi avez-vous quitté la NASA?
Je suis resté à ce poste de directeur scientifique de la NASA plus longtemps que tous mes prédécesseurs. Le job était passionnant et j’avais le sentiment d’avoir accompli tout ce qu’on attendait de moi. J’ai aussi constaté que je n’apprenais plus grand-chose de nouveau. Se contenter de suivre le mouvement n’aurait été bénéfique ni pour moi ni pour l’organisation. Je suis également convaincu qu’un dirigeant doit savoir quitter une organisation au bon moment. Pour moi, ce moment était venu avec la mise en service réussie du télescope James Webb.
Comment avez-vous géré la pression de ces missions spatiales très complexes et à haut risque?
En planifiant soigneusement tous les aspects de ma vie. Je tiens un agenda précis. Le travail y tient une place importante bien sûr, en termes de volume et de pression, mais j’y inscris aussi toutes mes activités privées, le temps passé avec la famille par exemple. Rien n’est laissé au hasard. Je prévois aussi des moments pour l’activité physique, en salle de fitness ou sur le vélo. La vie n’est pas un sprint, mais un marathon.
Comment décririez-vous votre style de management?
Mon style se caractérise par la création d’équipes interdisciplinaires, composées de personnes d’horizons, de compétences et de qualités différents. L’objectif est de créer des solutions qui ne sont pas évidentes à première vue. Le télescope James Webb est un bon exemple: ce projet était sur le point d’échouer pour diverses raisons, notamment parce que l’équipe au coeur du projet, responsable des tâches les plus importantes, ne collaborait pas efficacement. En encourageant la diversité et la collaboration interdisciplinaire, je m’efforce de surmonter ces défis et de développer des solutions innovantes.
Comment avez-vous influencé la culture d’entreprise à la NASA?
Le leadership joue un rôle clé dans la création d’une culture forte. Une culture se façonne par le haut et par le bas mais elle est clairement de la responsabilité des dirigeants, qui doivent clarifier la culture attendue et en assumer la promotion. La culture ne se résume pas à des mots ou à des slides Power-point. Elle se reflète dans des comportements réels. L’éthique joue ici un rôle central: à la NASA, nous avons toujours priorisé les comportements éthiques, au dépens parfois de choix qui auraient pu avoir des conséquences positives à court terme. Nous avons préféré la cohérence sur certaines opportunités. Mais la culture n’est pas quelque chose que l’on fixe une fois pour toutes. Il faut y travailler en permanence et en parler beaucoup, quitte à ennuyer tout le monde avec ça. C’est la seule façon de s’assurer que l’on en fait vraiment assez. Car une culture forte permet de résoudre des problèmes difficiles, notamment en s’assurant que les bonnes décisions sont prises, même si le leader n’est pas là.
De la référence en matière de vols spatiaux, la NASA est aujourd’hui concurrencée par les vols spatiaux privés. Quel en a été l’impact sur la culture de l’agence?
Il était essentiel que la NASA réagisse à sa manière à ces changements du marché. Fondamentalement, il y a trois façons d’aborder le changement: le combattre activement, l’ignorer ou se concentrer sur la façon d’en tirer le meilleur parti. L’agence est passée par toutes ces phases. En réalité, l’industrie privée est née grâce au travail pionnier mené par la NASA. SpaceX n’aurait pas pu survivre sans le soutien financier de la NASA. La décision de l’Agence de confier à des entreprises commerciales le ravitaillement de la Station spatiale internationale (ISS) a été une décision économique. Et ce changement du système a été un long processus. Le changement ne s’effectue pas en actionnant un interrupteur, c’est un processus qui doit être suivi. Cette transition n’a pas été facile pour tout le monde. Nous avons dû accompagner certaines personnes dans cette phase d’adaptation. L’industrie privée est aujourd’hui un acteur important de l’espace, et la NASA a besoin de cette collaboration avec le privé.
Comment avez-vous mis en oeuvre ce mode de pensée à la NASA?
Cela n’a pas été facile et a demandé beaucoup d’efforts. Il existe différentes approches pour changer les grandes organisations comme la NASA. L’une d’entre elles consiste à essayer de changer la culture de toute l’organisation, ce qui est un travail important et nécessaire. Une autre méthode consiste à construire une nouvelle culture à côté de l’ancienne et à la laisser se développer, ce qui prive en quelque sorte l’ancienne culture de son oxygène. Il existe de nombreux exemples où cela a réussi, par exemple dans l’industrie horlogère suisse, où une nouvelle culture a vu le jour et où l’ancienne culture est devenue un produit de niche, mais qui est utilisé à des fins spécifiques. Les deux approches sont importantes: changer la culture existante tout en en créant une nouvelle. Mais en règle générale, il est plus efficace d’établir une nouvelle culture et de la faire grandir que d’essayer de changer l’ancienne culture.
Quel conseil donneriez-vous aux managers RH qui doivent développer des cadres dans des environnements techniquement exigeants et innovants?
Je vois deux aspects décisifs. Premièrement, les managers RH doivent comprendre quels sont les objectifs de l’entreprise et comment ces objectifs peuvent être appliqués aux carrières individuelles des collaborateurs. Il est important qu’ils tiennent compte de l’écart entre une approche conservatrice et une volonté d’innovation totale et qu’ils comprennent où se situe l’entreprise dans cet éventail. Deuxièmement, les managers RH doivent s’assurer qu’ils utilisent efficacement les outils et les ressources à leur disposition. Ces outils sont essentiels pour aider les collaborateurs à atteindre leurs objectifs. Cela inclut les aspects financiers ainsi que la mise en place de réseaux de mentorat et l’identification des lacunes pour lesquelles les collaborateurs ont besoin de soutien. En outre, ils devraient jouer un rôle actif au niveau de la direction, en faisant remonter les besoins des collaborateurs et en faisant redescendre la stratégie pour réorienter les ressources afin d’atteindre les objectifs.
Comment avez-vous travaillé concrètement avec les RH de la NASA?
Je rencontrais chaque semaine le DRH de l’ensemble de l’organisation. Notre plus gros problème était la bureaucratie, en particulier dans le processus de recrutement – nous étions beaucoup trop lents, en particulier pour le recrutement de personnes en reconversion. Nous avons commencé par revoir notre organisation interne et avons constaté que le personnel RH n’était pas suffisamment focalisé sur ce défi. Nous avons ensuite modifié l’ensemble du processus de recrutement afin de réduire de trois à cinq fois le temps qui s’écoule entre la décision de recruter une personne et le moment où elle est «sur le terrain». Cela a nécessité une révision complète du système. Nous avons aussi mené des enquêtes collaborateurs en collaboration avec les RH, notamment pour identifier les problèmes, comme le sentiment de ne pas être suffisamment soutenu par la direction. Un autre aspect important a été le licenciement des collaborateurs toxiques qui pesaient sur la culture et qui ne voulaient pas changer d’avis malgré nos aimables remontrances. Bien sûr, c’est désagréable et cela demande du courage, mais c’est une étape décisive pour la culture et le succès de l’organisation.
Il a piloté 91 missions pour la NASA
L’astrophysicien américano-suisse Thomas Zurbuchen, né en 1968 à Heiligenschwendi (canton de Berne), a été directeur scientifique de l’agence spatiale américaine NASA de 2016 à 2022. Il y était responsable de 91 missions au total, dont le télescope James Webb ou les missions de rovers martiens Perseverance et Ingenuity.