Avez-vous déjà été confronté à un cadre haut potentiel qui avait des difficultés dans sa vie privée?
Oui. La règle est que je n’interviens dans la sphère privée que si les difficultés ont un impact sur le travail. J’ai eu un cas aujourd’hui. Une personne en instance de divorce vit un enfer. Elle a commencé à baisser de rythme de travail et nous avons donc dû la recevoir avec son chef pour la recadrer. Nous pouvons être tolérant pendant un certain temps, mais cela ne peut pas durer.
Comment réagissez-vous en cas d’absence de longue durée?
D’abord, je tiens compte de son ancienneté et de la raison de l’absence. Je n’ai pas la même attitude si le collaborateur est là depuis 15 ans ou depuis 6 mois. Cela dit, chaque cas est différent. L’esprit de base est de comprendre les enjeux. Ensuite seulement, je décide s’il y a lieu d’intervenir. Il faut être très prudent dans ces cas-là. Trop souvent, nous passons beaucoup de temps avec des personnes qui dysfonctionnent et nous négligeons les personnes performantes et qui méritent aussi notre attention. Il faut donc faire très attention et ne pas donner envie à ceux qui travaillent bien d’attirer notre attention en dysfonctionnant.
Un manque d’attention de la part du manager aura donc un effet négatif sur la performance?
Oui. Quand une équipe dysfonctionne, une des premières choses que je vais essayer de comprendre est le degré d’attention porté à cette équipe. Est-elle est reconnue et valorisée? Ce n’est souvent pas le cas. N’oubliez jamais, ignoré, un enfant dans une classe cherchera par tous les moyens y compris des bêtises, à attirer l’attention de l’enseignant(e). L’ignorance est la pire des choses. Un peu d’attention ne coûte pas grand-chose. Comment allez-vous? Quel est votre projet du jour? Quelques petits mots gentils suffisent. Rappelez-vous ce beau livre de Kenneth Blanchard: «The One Minute Manager» (éd. Harper Collins, 2004). Un livre tout simple qui rappelle que nous pouvons faire tellement de choses en une minute. Réprimander, corriger, féliciter, dire à quelqu’un qu’on l’apprécie, fixer un objectif, etc.
Comment réagissez-vous lorsqu’un cadre ou un collaborateur commet un acte grave, puni pénalement, dans sa vie privée?
Cela m’est déjà arrivé. C’est toujours très délicat. Si la personne est dans une fonction sensible, elle ne pourra pas garder son job. Nous essaierons de la transférer vers une autre activité et si ce n’est pas possible, nous allons vers le licenciement. Dans la plus grande discrétion.
Vous est-il déjà arrivé d’être en désaccord avec la stratégie? Si oui, comment avez-vous réagi?
Oui, ces situations arrivent. Que celui qui dit le contraire me lance la première pierre (sourire). Ma démarche est d’abord de faire valoir mon point de vue, ma vision. Cela dit, il y a dans toute entreprise un décideur final. Et quand la décision finale est prise, je la suis. J’estime avoir le devoir d’être solidaire avec la direction générale.
Parlez-nous de votre méthode au moment de prendre une décision difficile?
Personnellement, je commence par verbaliser la problématique. Seul dans ma voiture, je joue un jeu de rôle avec moi-même et je m’interroge. Je réfléchis beaucoup et j’essaie toujours de ne pas réagir trop vite. Ensuite, je me documente. Je le fais en grande partie en échangeant avec les autres. Cela correspond à ma nature, j’aime le contact. Au dernier stade, je mets en pratique une approche très pragmatique et efficace. Je me dis: «Voilà une situation qui m’est donnée, c’est une réalité. Qu’est-ce qui me freine? Qu’est-ce qui fait que j’ai envie de prendre telle ou telle décision? C’est souvent mon éducation, ma formation, mon expérience. Ce que j’aime appeler, dans le langage RH, mes modèles de vie. Je me demande ensuite si la décision que je dois prendre est adaptée à mon modèle de vie. Si la réponse est non, j’essaie de changer la réalité, en tentant par exemple de négocier une issue un peu différente. Si au contraire, je constate que oui, cette décision me correspond, je la prends et j’en assume les conséquences.
Et si cette différence est trop grande, vous dites non...
Exactement. Et il faut garder à l’esprit que nous prenons des décisions en fonction de connaissances que nous avons à un moment donné. Une décision peut être excellente aujourd’hui et s’avérer totalement fausse dans trois ans. Car les choses changent.
Avez-vous des exemples de décisions prises qui se sont révélées fausses par la suite?
Cela m’est arrivé de vouloir aider quelqu’un. J’ai pris donc une décision en sa faveur. Une année après, j’ai constaté qu’elle m’avait manipulé. Je m’en suis voulu. J’avais pourtant pris cette décision en toute confiance.
Terminons avec une autre décision difficile de votre carrière?
C’est sans doute la première décision difficile de ma vie professionnelle. J’avais 20 ans et je finissais mon apprentissage de micro-mécanicien. Une entreprise de la région souhaitait m’engager. J’ai eu envie de relever ce nouveau défi et je suis allé vers mon chef pour lui présenter ma démission. Il m’a dit: «Edouard, c’est une décision difficile que tu prends, tu sais que ton père travaille dans l’entreprise, tu sais qu’il a besoin de travailler? Veux-tu vraiment prendre cette décision?» Je lui ai répondu: «Je ne veux pas comprendre ce que vous me dites. Je dois le faire. J’espère que vous aurez la sagesse et l’intelligence de ne pas menacer mon père.» Il ne l’a pas fait. Mais ce fut une décision difficile. Et je n’en ai jamais parlé à mon père.
Edouard Comment
Jurassien d’origine, Edouard Comment est le DRH de l’Union bancaire privée depuis 2007. Après un apprentissage de micro-mécanicien, il entre en 1973 chez Omega, puis en 1977 chez Migros Genève. Il sera ensuite DRH de Givaudan puis, en 1999, CEO d’Adecco Suisse. Pour plus de détails sur son parcours, lisez son portrait et visionnez une interview vidéo de lui sur hrtoday.ch.