Vu de loin, vu de près: Rose vs Elsa
Certains d'entre nous prennent leurs décisions avec leur tête, en prenant de la distance ainsi qu'en visant une objectivité maximale. D'autres fonctionnent de façon plus subjective, sur la base de leurs valeurs; ils se positionnent promptement après avoir examiné les choses avec leurs affects.
Photo: Letizia Bordoni / Unsplash
Rose est directrice au sein d’une fondation privée composée de plusieurs écoles, chacune d’entre elles intégrant quatre à six classes, qui dispensent un enseignement spécialisé à des enfants et des adolescents souffrant de diverses difficultés d’apprentissage. De façon très inattendue, un poste va prochainement se libérer et Rose doit décider si Aurélien, sur le point de terminer un intérim de plusieurs semaines dans une autre classe, est le bon candidat ou non.
Dans ce secteur, que ce soit pour un remplacement ou pour un emploi fixe, il n’est guère aisé de trouver des enseignants formés et expérimentés; ils sont en effet moins rémunérés que leurs collègues du public. Le jeune homme s’est très bien intégré dans la petite équipe habituellement formée d’une enseignante – qu’il remplace pendant son congé maternité – de deux éducatrices et d’un stagiaire; quatre encadrants pour quatre élèves, l’esprit d’équipe et la complémentarité sont des qualités importantes. Le caractère calme d’Aurélien, associé à sa curiosité d’esprit et à ses compétences en matière de coopération, ont grandement contribué à l’équilibre du groupe qui a, par le passé, connu des tensions, notamment en raison d’une surcharge élevée. Tous ses pairs, y compris ceux des autres classes, apprécient beaucoup Aurélien et souhaitent qu’il soit retenu, d’autant plus qu’il vit une situation difficile suite à la maladie de sa compagne.
Mais la directrice, au vu de l’évolution de la population d’élèves de ces dernières années, songe à recruter quelqu’un au bénéfice d’une formation continue précise, un CAS en autisme. Par ailleurs, mis à part le remplacement qu’il vient d’effectuer, Aurélien n’a pas d’autre expérience professionnelle et l’équipe, relativement jeune également, profiterait grandement de l’expertise d’une personne plus chevronnée. Résolue à faire le meilleur choix possible, Rose a fixé des critères de sélection objectifs puis comparé les avantages et les inconvénients des deux options possibles: avoir immédiatement une équipe complète, mais insuffisamment expérimentée sur plusieurs plans, au risque qu’il faille réaliser à nouveau des changements à moyen terme ou se lancer dans le recrutement d’un profil plus pointu et mature, au risque de laisser le poste vacant plusieurs semaines, voire mois. Après avoir analysé la situation, Rose a finalement préféré la seconde alternative.
Elsa, se trouve dans une situation similaire en tout point. Directrice elle aussi d’une école dans le domaine de l’enseignement spécialisé, elle doit décider si le remplaçant, sans cursus parfaitement ad hoc, sera le futur titulaire du poste ouvert ou non. Le manque de formation et d’expérience de ce dernier représente certes un inconvénient, mais elle accorde bien plus d’importance au fait de pouvoir lui donner sa chance. Non seulement il a fait preuve d’un engagement au-delà de la norme, mais elle a la certitude que par son attitude volontaire et son enthousiasme, il apportera énormément au groupe sur le plan de la dynamique. Sans compter qu’il serait inadéquat de laisser l’équipe déjà épuisée en sous-effectif; tant pis pour le CAS en autisme, un autre membre de l’équipe la suivra et d’ici deux ans et demi à trois ans le problème sera réglé. Suivant son intuition et ses valeurs, Elsa a rapidement pris sa décision.
Vu de loin, Rose et Elsa sont deux directrices déterminées qui utilisent un type de réflexion très différent lorsqu’il s’agit d’opérer un choix.
Vu de près, Rose et Elsa ne forment qu’une seule et même femme: Rose-Elsa; une femme au modèle décisionnel ambivalent qui la conduit régulièrement à se montrer hésitante. Concevant ses choix en s’appuyant, tantôt sur des arguments rationnels, tantôt sur des convictions personnelles, Rose-Elsa éprouve de la difficulté à trancher lorsque, dans une même situation, chacune de ses deux tendances la pousse dans une direction opposée.
Certains d’entre nous prennent leurs décisions avec leur tête, en prenant de la distance ainsi qu’en visant une objectivité maximale. D’autres fonctionnent de façon plus subjective, sur la base de leurs valeurs; ils se positionnent promptement après avoir examiné les choses avec leurs affects. Si bien souvent, ces deux types de personnalité éprouvent de la difficulté à se comprendre mutuellement et à trouver les arguments qui convaincront l’autre, c’est également bien compliqué lorsqu’un seul et même individu n’a pas une préférence marquée et oscille entre les deux pôles. Comme Rose-Elsa, il se sent incapable de décider lorsque sa raison lui dit «non», mais que son cœur lui dit «oui». Bien que ces deux façons de réaliser un choix n’expliquent pas à elles seules tous les motifs d’hésitation, elles y contribuent pour une part importante.
Ainsi, en lisant ces quelques lignes, les plus rationnels d’entre vous trouveront probablement Rose-Elsa excessive, peu objective et manquant de détachement. Quant aux personnes très en lien avec leurs valeurs et leurs sentiments, elles trouveront, a contrario, la directrice plutôt froide et peu engagée. L’inclinaison vers l’un ou l’autre mode de fonctionnement est le résultat d’un processus d’individuation qui trouve son origine dans des dispositions innées, qui sont ensuite façonnées par la culture et les groupes au cœur desquels l’enfant évolue, mais aussi par les éléments de vie, qu’ils soient heureux ou dramatiques. En développant plus particulièrement une tendance, en la valorisant, l’être humain retarde nécessairement la maturation de la préférence opposée qui sera ainsi moins forte. Chacun parvenant alors à un profil plus ou moins marqué. Il en va de même pour tous les traits qui fondent notre personnalité.
Avec le temps et la remise en question, Rose-Elsa a pris conscience de ses écueils. Si nécessaire, elle prend conseil auprès d’autrui pour ne pas rester figée dans son indécision. Elle a aussi appris à pondérer ses choix en fonction de la situation ainsi qu’à travailler avec son ambivalence qu’elle a su transformer en force. Lorsqu’il faut aller vite et que la situation est complexe, elle sait que son intuition est une bonne guide. Elle ne manque pas de la relire ensuite par un raisonnement approfondi. En d’autres instants, sachant que ses affects peuvent la conduire à se précipiter, à réagir de façon excessive, Rose-Elsa prend le temps d’examiner les choses en détail et se force à attendre quelques jours avant de trancher ou associe d’autres personnes à la réflexion.
La petite histoire ne nous dit pas encore si la décision de Rose-Elsa, au final, était la bonne – elle a engagé Aurélien. Mais nous retiendrons que la connaissance de soi, une fois de plus, nous permet de prendre le recul nécessaire et de tirer parti de nos ressources parfois contradictoires, mais si riches. Restons vigilant!