Yves Emery: le public l'a motivé
Figure de la communauté RH romande, Yves Emery prend sa retraite. Professeur de GRH à l'Institut des Hautes Études en Administration publique (IDHEAP) pendant 30 ans, co-auteur d'un manuel de GRH qui est devenu une référence, il tire ici son bilan.
Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today
Il a formé une grande partie de l’élite administrative de Suisse romande et a publié une vingtaine d’ouvrages sur les RH et le management, dont un manuel en 2009 qui est devenu le standard de la profession en francophonie. Professeur à l’IDHEAP de Lausanne depuis 1992, Yves Emery a pris sa retraite discrètement le 1er février 2022. La flamboyance n’a jamais été sa tasse de thé. Nous avons dû d’ailleurs insister plusieurs fois avant qu’il accepte le principe de ce portrait. Le matin de l’entretien, il arrive pile à l’heure, poignée de main douce et sourire légèrement espiègle. Il en a vu d’autres et est sans doute heureux de voir sa carrière médiatique toucher à sa fin. En exclusivité pour HR Today donc, il a accepté de tirer son bilan.
Une RH conjoncturelle
Fin observateur des évolutions de la fonction RH depuis les années 1990, Yves Emery assure que la fonction s’est professionnalisée et solidifiée. Son regret? «Elle a tendance à évoluer avec la conjoncture. Le concept de GRH stratégique a enflammé les esprits RH durant les décennies 1980-1990, avec un pic en 1996 quand Dave Ulrich publie son HR Champions. Il est le premier à avoir décrit la valeur ajoutée de la fonction aux individus et aux organisations. Mais cette GRH stratégique ne dure trop souvent que le temps des périodes de croissance conjoncturelle. Dès que la tempête arrive, elle redevient une fonction juridico-administrative.»
L’indice du Work-Life Balance
Il se souvient d’un travail de Master sur cette GRH stratégique. Parmi les témoignages recueillis par son étudiante, cette tirade d’un dirigeant: «Ma DRH? Je la sonne quand j’en ai besoin, sinon, qu’elle me foute la paix!». Tout est dit. Autre exemple de ces vents contraires qui font la pluie et le beau temps sur la fonction RH: «Une grande société de conseils publiait chaque année une enquête sur le top 10 des priorités RH. Quand tout allait bien, le Work-Life Balance figurait dans le trio de tête, mais plongeait en fond de classement durant les années difficiles...»
New Public Management
Yves Emery a aussi vécu de près l’arrivée puis la critique du New Public Management. Lancé dans les pays anglo-saxons dans les années 1980, le Nouveau Management Public arrive en Suisse au début des années 1990. Après l’effervescence du départ, le courant devient tabou entre 2000 et 2010. «Nous vivons aujourd’hui une période de normalisation», analyse-t-il. «Ce courant a provoqué un foisonnement d'initiatives en Suisse, plus qu’en Europe. La comptabilité est devenue analytique et axée sur les politiques publiques, les processus se sont imposés un peu partout et l’administration est devenue plus transversale, orientée vers les bénéficiaires rebaptisés abusivement clients.» Mais tout ne fut pas rose dans le New Public Management: «La rémunération à la performance a été largement abandonnée. Les comptes d’apothicaires pour estimer les coûts des prestations ont eux aussi été progressivement mis de côté, car ils introduisaient une bureaucratie managériale.»
Public vs Privé
Il relève aussi que les différences entre le public et le privé ont diminué. À noter qu’environ 15% des managers formés à l’IDHEAP proviennent du privé ou se destinent à ce secteur. «Depuis 20 ans, les convergences dans la manière d’organiser le travail et dans le cadre juridique se multiplient.» Un exemple? «Dans l’administration publique, les jobs à vie n’existent plus. Le licenciement pour raison économique est possible depuis longtemps. Si votre poste est biffé et que l’État ne trouve pas un poste raisonnablement comparable, c’est fini... En parallèle, les carrières sont devenues multiples. La transférabilité des compétences, des valeurs et des personnes sur le marché de l’emploi est devenue plus importante. Un·e haut fonctionnaire de l’office fédéral de l’environnement, avec une bonne connaissance des politiques publiques intercantonales, sera un profil très recherché dans le privé», illustre-t-il.
Les RH obnubilés par les outils
Que cela soit dans le secteur privé ou public, l’être humain reste un être humain, rappelle-t-il. «Nous sommes des personnes de motivation, de projets et de compétences. Les RH sont souvent obnubilés par les outils. Je rappelle toujours à mes étudiants que ce sont les personnes qui priment, leurs vécus, leurs ambitions et leurs vocations. C’est cette compréhension des enjeux humains qui fera la différence.»
Le but premier reste le client
L’autre difficulté de la fonction RH est de ne jamais perdre de vue que le but premier d’une organisation sont les services et les prestations à des clients, et non de servir le personnel: «Le grand challenge des RH c’est de soigner l’humain tout en gardant la mission au centre.» Il met en garde aussi contre les incohérences entre les discours internes et externes. «J’appelle cela le syndrome de l’arrière salle: une direction très respectueuse des clients en salle à manger, mais un stress énorme et beaucoup de souffrance en cuisine.»
L’indépassable drame de la fonction RH: agir par procuration
C’est une réalité immuable, l’action RH se met en musique par procuration. Il explique: «Le drame des acteurs RH, c’est que ce sont les managers qui agissent auprès du personnel. Tout le dispositif RH ne vaut que par la valeur des managers. Ce drame-là va subsister. C’est leur crève-cœur. Le ou la manager RH a beau être super compétent·e, c’est le manager ou la manager de ligne qui va agir au final.»
Digitalisation, la nouvelle mascotte
Le défi du jour est la digitalisation de la fonction RH. «C’est leur nouvelle mascotte, le nouveau changement de paradigme. L’IA aura un immense impact. Mais pour utiliser ces données de manière pertinente et éthique, il faudra que la fonction RH monte en puissance», prévient-il. «Cela implique de comprendre les fondamentaux de la digitalisation, afin de dialoguer avec les experts qui vont paramétrer ces outils. Dans les administrations publiques, ce sont longtemps les juristes qui ont dominé, y compris dans la fonction RH. Demain, ce seront sans doute les spécialistes IT qui domineront les RH. Ce danger de technocratisation digitale est bien réel. Les valeurs et les facteurs humains devraient primer sur le juridique et le technologique.»
Premier de classe
Né à Genève en 1960, Yves Emery grandit dans une famille modeste. Sa mère est femme au foyer et son père cheminot à la gare de marchandises de Genève. Premier de classe, pianiste doué, il opte pour la gestion d’entreprise à HEC Genève. C’est durant ces années universitaires qu’il rencontre son épouse, allemande originaire de Brême, avec qui il aura trois enfants.
Ce sont les managers qui démotivent
Sa passion pour la GRH lui vient lors d’un cours d’économie administrative. «J’étais fasciné par la motivation des gens en entreprise.» Il lit notamment Joseph Nuttin (Théorie de la motivation humaine) et Reinhard K. Sprenger (Mythos Motivation). «Le livre de Sprenger renversait la logique. Avant lui, on considérait que le rôle du manager était de combler le gap de motivation des individus. Sprenger montre le contraire: les individus arrivent au travail avec un capital de motivation intacte, et ce sont les managers qui les démotivent avec le temps... à méditer», sourit Yves Emery.
Gourou de la Commission européenne
La motivation sera le thème de son premier livre, coécrit en 1983 avec son professeur Gaston Cuendet et François Nakobogo. Ce sera un best-seller. Yves Emery publie plus de 20 ouvrages durant sa carrière, presque toujours en collectif, notamment avec David Giauque et François Gonin. Publié en 2009, le manuel «Gérer les ressources humaines» a été choisi par la Commission européenne pour refondre sa politique RH. Yves Emery se souvient: «Le DRH de la Commission européenne m’avait engagé comme consultant, j’étais devenu un des gourous RH de la Commission à Bruxelles», sourit-il.
Cadre à la BCV à temps partiel
Après sa thèse de doctorat sur la motivation au travail (un pavé de 850 pages), il est engagé par la BCV pour rédiger les descriptifs de postes de l’établissement. «C’était génial, j’ai rencontré tous les cadres de la banque et ils devaient me raconter leur travail. Il devient ensuite le bras droit du DRH Jean-Philippe Thonney, qui le nomme fondé de pouvoir à 80%, du jamais vu dans le milieu bancaire. Quand il est nommé professeur à l’IDHEAP, il connaît déjà très bien le métier, ce qui sera un atout inestimable pour sa carrière. Au-delà des livres et des outils RH, c’est cet équilibre de vie dont il est le plus fier, un objectif qu’il visera autant pour lui-même que pour les dispositifs RH qu’il développera pour ses clients.
Bio express
1968 Premier cours de piano
1977 Rencontre sa future femme, Heike
1985 à 1991 Naissance de ses enfants: Julien, Daniel et Marielle
1989 Thèse de doctorat sur la motivation au travail
1990 Fondé de pouvoir à la BCV, 1er cadre à temps partiel
1992 Nommé prof à l'IDHEAP, chercheur et consultant
2009 Publie avec François Gonin «Gérer les ressources humaines»
2022 Départ à la retraite