Avoir le job dans la peau
Malgré un discours d'ouverture porté par les CEO et les RH, jamais les collaborateurs·trices n'ont été aussi contrôlés par les entreprises, tant sur le corps que sur les esprits. La liberté accordée semble donc très surveillée. Quatre exemples concrets et récents illustreront cette hypothèse.
Illustration: iStock / Moor Studio
Disons-le une fois pour toute: dans toutes les organisations, même les plus modernes, plusieurs personnes s’attribuent la mission plus ou moins claire de contrôler les présences, les absences, les horaires, les déplacements et les rythmes de travail. L’entreprise est fréquemment un lieu de contrôle et de discipline et Jeremy Bentham n’est jamais très loin (1).
Contrôles obsessionnels
Comment les corps eux-mêmes sont-ils obsessionnellement observés par les entreprises? À travers les déplacements physiques dans les organisations, tracés à la seconde par des timbrages sécurisés, connections informatiques et autres caméras de sécurité; à travers les dress code détaillés et imposés aux collaborateurs (dont le célèbre document de 44 pages, disponible sur le web, émanant d’une grande banque suisse précisant notamment la longueur minimale des jupes et la couleur des sous-vêtements); à travers les pauses farouchement réglementées et autres astreintes horaires; ou encore sous une forme post-moderne high tech via les Smartphones et la messagerie électronique permettant de joindre à toute heure les collaborateurs détachés, mais bien attachés. À travers les visioconférences et autres skype géolocalisés tracés dans l’univers informatique (où, quand, comment et avec qui).
Congélation d’ovules
Les corps ont toujours été un objet d’attention particulier pour les entreprises. Chez Taylor, l’on traquait les déplacements dans les usines, les mouvements ergonomiques, les horaires et les cadences. Mais les contrôles se sont raffinés. Des entreprises développent désormais des tests d’urine destinés à détecter la consommation de stupéfiants, d’autres encore (par exemple Extend Fertility) proposent – pour des jeunes femmes carriéristes n’ayant pas encore trouvé le mari idéal – d’étendre leur période de fertilité en leur proposant un service personnalisé de congélation d’ovules.
L’on apprend que, désormais, ces prestations ne seront plus uniquement portées par des cliniques privées ou des assurances. Ainsi, HR Today cite une entreprise suisse ayant développé des programmes destinés à «financer la congélation des ovules des collaboratrices (...). Avec notre programme Fertility Benefit, nous avons l’intention de soutenir financièrement les collaborateurs et les collaboratrices qui ont un désir d’enfant non satisfait, explique Florian Schick, président de Merck Suisse» (2). Ces traitements financés par l’entreprise (compter environ 10’000 francs) permettraient aux collaboratrices de mieux planifier leur carrière et leur désir d’enfants; de plus, argue la société, cette prestation correspond aux besoins et aux attentes «de la génération Z et des millenials».
Skinvertising
Si le désir de maternité est devenu une prestation co-financée par votre employeur, la surface de peau des collaborateurs intéresse également les entreprises. Ainsi, un funeste entrepreneur américain, fier de son audace révolutionnaire, a osé l’impensable: il augmentera le salaire de 15% de ses collaborateurs, si ces derniers acceptent de tatouer sur leurs corps le logo de l’entreprise. Une quarantaine d’entre-eux a spontanément accepté le deal (3).
Ce phénomène appelle évidemment quelques remarques. Si l’entreprise s’est toujours intéressée à la maîtrise des corps des collaborateurs, à l’ère du loft management (4), les enjeux se sont aujourd’hui largement déplacés: les valeurs, les croyances, l’énergie positive, l’intelligence émotionnelle, la créativité, la prise d’initiative spontanée, bref la libido des collaborateurs sont aujourd’hui davantage courtisées. Dans cette perspective, le skinvertising (faire de son corps un espace publicitaire) devient en quelque sorte l’incarnation la plus aboutie de l’empreinte de l’organisation sur les corps.
Soumission subie
Bien sûr, on peut trouver quelques naïfs affectifs aux bras noueux qui se tatouent «maman» ou «Lucille pour la vie», parfois même avec des fautes d’orthographe. Bien sûr quelques adolescents ou quelques bobos attardés en recherche de rite de passage ancestraux s’encrent la peau pour ancrer leur différence; mais dans la récente histoire du travailleur, le tatouage sur le corps est un processus sociologiquement chargé! La marque est le signe de la soumission subie et de la perte de liberté: risquer sa peau! Lorsque le patron tatoue son collaborateur consentant du logo de son entreprise, il inscrit sur son corps les stigmates du grand capital et le déclare prisonnier de l’organisation. Ce n’est plus un logo, mais un matricule et l’organisation devient un camp d’internement. L’interné, pourra-t-il candidater dans une entreprise concurrente avec la raison sociale de son employeur actuel gravé sur le bras? Le collaborateur devient donc, au pire un détenu, au mieux un ambassadeur à vie, d’une entreprise dont on peut douter légitimement de sa pérennité pour ne pas parler de son intégrité.
Le corps appartient donc à l’entreprise, mais il se transforme, en prime, en support publicitaire. Guy Debord se retournerait dans sa tombe (5)! Les plus audacieux portaient autrefois un tee-shirt ou une casquette ornée du logo publicitaire de leur entreprise d’appartenance. Ils sont désormais devenus eux- mêmes le tee-shirt et à force d’avoir porté la casquette, ils sont aussi devenus le porte-chef. Le pin’s ne se contente plus d’être épinglé sur l’habit, il s’inscrit désormais à même la peau et se grave à même l’épiderme. Il s’agit là d’une nouvelle version post-moderne de l’homme sandwich: avoir le job dans la peau et le travail dans le sang. Se donner corps et âme!
Puce électronique
Le mouvement est désormais lancé. Des entreprises suédoises (notamment Epicenter), spécialisées dans les nouvelles technologies proposent à quelques volontaires de se faire implémenter une puce électronique (RFID / identification par radiofréquence) sous la peau. Les raisons invoquées? Faciliter les contrôles horaires, les mouvements dans l’entreprise, la gestion des absences et pourquoi pas coupler, finalement, ces données avec des indicateurs de productivité? Une version geek et volontaire du bracelet électronique destiné aux condamnés en liberté surveillée.
Où est la pensée critique?
Tatouage, puce électronique, urine, ovocytes... Comment en sommes-nous arrivés là? Pourquoi ces dérives ne sont-elles pas davantage discutées sous l’angle éthique? Pourquoi la pensée critique ne s’érige-t-elle pas avec force et arguments sur ces nouvelles pratiques managériales, déjà décrites en 1948 par Georges Orwell dans son roman dystopique «1984» (6).
Nous sommes à mille lieues de l’entreprise libérée et du management holacratique, tant ces techniques de maîtrise prosaïques des corps et des esprits démontrent la toile d’araignée réelle que l’entreprise tisse pour mieux disciplinariser ses troupes, sous le couvert, bien sûr, d’un discours post-moderne émancipateur (être tatoué = appartenir à l’équipe ou être fier, et solidaire; être pucé = être à l’avant-garde geek de la technologie libératrice; accepter des tests d’urine = travailler dans une entreprise qui prend soin de la santé de ses collaborateurs; proposer une «assurance» fertilité = soutenir les femmes dans leur double projet (professionnel et personnel). L’injonction paradoxale n’est-elle pas devenue le principe clé du management post-moderne (7)?
(1) Jeremy Bentham, Panoptique, Éditions Mille et une nuit, 2002, 72 p.
(2) «Quand les entreprises se penchent sur la fertilité de leurs employés» in HR Today, no 1, 2024, p. 8
(4) Stéphane Haefliger, «La tentation du loft management» in Le Monde Diplomatique, mai 2004, disponible https://www.monde-diplomatique.fr/2004/05/HAEFLIGER/11183
(5) Guy Debord, La société du spectacle, Éditions Buchet-Chastel, 1967, 176 p.
(6) Georges Orwell, 1984, Éditions Gallimard, 1972, 439 p.
(7) Bertrand Méheust, La politique de l’oxymore, Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, Éditions Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2009, 161 p.