La chronique

Critique de la réunionnite

Emprisonnées par l'idéologie dominante du «team», de l'esprit d'équipe et du réseautage, les entreprises modernes cultivent d'étranges mœurs, dont celui de favoriser les séances. Mais de quoi s'agit-il en réalité? D'une organisation du travail particulièrement efficace? D'une technique de management ayant prouvé son bien-fondé? D'une idéologie amusante? Que nenni. Coup de projecteur sur cette pratique si peu étudiée.

Une séance, c'est l'expression du pouvoir

Pourquoi la vie des collaborateurs, principalement dans le secteur tertiaire, s'apparente de plus en plus à une vaste et permanente séance ininterrompue? Parce que la parole devient leur principal outil de travail. Prolongeons le raisonnement. Pourquoi la parole devient centrale aujourd'hui, au point que sa maîtrise est considérée par les recruteurs comme une compétence fondamentale? Trois raisons semblent justifier qu'aujourd'hui nous parlons, échangeons, conversons dans les entreprises plus que jamais. Un, pour gérer avec davantage de pragmatisme la complexité des tâches et des projets. C'est l'argument de l'efficacité. Deux, pour fabriquer de l'intelligence collective, partant du principe que l'on est plus intelligent à plusieurs que tout seul. C'est l'argument de la créativité. Trois, pour négocier. C'est l'argument de la relativité. Car nos entreprises sont traversées de mille et un enjeux de pouvoir réel et symbolique, de l'attribution des places de parc à l'attribution des bonus de fin d'année. Synthèse: là où il y a des projets, il y a du futur; donc des visions, des moyens et des ressources. Donc des enjeux de lutte et des querelles de pouvoir. Les séances sont simplement leurs lieux d'expression. Là où il n'y a pas de pouvoir à conquérir, il n'y a pas de séance, ni briefing ni debriefing. Une directive, une note interne, un e-mail suffit. La séance, c'est donc l'espace symbolique de conquête du pouvoir, c'est le champ de bataille civil, c'est le lieu de l'affrontement virtuel, c'est l'incarnation organisationnelle des luttes invisibles.

La séance, un rituel de régulation et de distinction

La séance est également un rituel de distinction qui permet à certains participants de briller de mille feux, qui autorise l'accréditation de tel ou tel acteur ou la légitimation de tel autre. Elle est également le lieu de la mise à mort d'un larron qui aurait fauté. Rituel d'adoubement, de passage, d'intronisation ou d'exclusion, la séance comme institution de régulation du pouvoir organisationnel est tout cela à la fois. Car être en séance signifie avant tout «faire partie de la séance», c'est-à-dire faire partie du clan, de la caste. 

L'étymologie est d'ailleurs fort belle: le mot «séance» est vieux de 1000 ans et provient de seoir, asseoir, être assis. Etre en séance, c'est donc «être séant», soit être assis avec; car faire partie du clan, c'est s'asseoir à leur table.

Il est d'ailleurs des cultures d'entreprise qui favorisent l'émergence de clans ou de clubs. Il en est une qui avait développé une tradition lourde de sens, connue loin à la ronde sous le nom des «Mardistes»: il s'agissait d'une séance destinée originellement aux cadres supérieurs, qui se tenait tous les premiers mardis du mois, pendant laquelle le Président de la Direction générale distillait quelques informations en avant-première, suivie d'un repas convivial ou d'un apéritif. Mardistes, Membres de direction, High Potentiels, Key People, Team Leaders, Alumnis, Membre du GT XY, autant de clans, autant de dénominations.

La séance est l'art de la simulation

La séance est certes un lieu d'exercice du pouvoir, mais ce n'est pas pour autant un espace démocratique, même s'il convoque généralement le dialogue et la parole ouverte. Une bonne séance est avant tout un lieu symbolique dans lequel les possibles ont été balisés en amont. Certes, les apparences sont sauves: tout est organisé pour faire croire que nous sommes dans le cénacle décisionnel, mais en réalité la messe est déjà dite. La séance est donc davantage la chambre d'enregistrement des décisions déjà prises que l'espace de délibération qui préside à les forger. C'est l'art de la simulation, du camouflage et de l'artifice.

Anodin la séance, disiez-vous? 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Stéphane Haefliger est psychosociologue de formation, membre de direction du cabinet Vicario Consulting et chargé de cours régulier dans les universités romandes. Il est également l’auteur de: DRH et Manager, levez-vous! Vie et mort des organisations, Editions EMS, Paris, 2017.

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