La fonction RH vue d'en bas

Déconnectés du terrain malgré leur hyper connexion, les RH restent mal vus

Selon une enquête de Qualinsight menée pour HR Today en Suisse romande, la fonction RH est perçue comme administrative et proche de la direction. Ce «management RH désincarné» s'explique par le goût des dispositifs de gestion, des indicateurs et de la tech RH. Quelques pistes pour retrouver la dimension humaine du métier.

Le déficit d’image de la fonction RH n’est pas nouveau. Depuis leur repositionnement vers le partenariat stratégique, au mitan des années 1990, les managers RH pensaient pourtant avoir corrigé le tir. Selon une enquête auprès de 626 professionnels romands, ils sont perçus comme déconnectés du terrain et très administratifs. Seuls 17% des sondés pensent que les RH sont un soutien pour les collaborateurs. Comment expliquer cette image négative qui leur colle à la peau comme le sparadrap du Capitaine Haddock? Quelles solutions pour sortir de ce bac à mélasse? Notre analyse. 

Management désincarné 

La fonction RH paie le prix de l’évolution du capitalisme depuis les années 1980, explique la sociologue du travail et des organisations Marie-Anne Dujarier dans une grande enquête sur le management désincarné (1). Au moment de ce tournant néo-libéral, pour augmenter les profits à court terme (+15% par année), une nouvelle classe de dirigeants planifient le travail. Ces planneurs, pour reprendre l’expression de Dujarier, sont les fonctions spécialisées (finance, qualité, RH, marketing) dont l’activité consiste à organiser, optimiser, améliorer la qualité et la performance à distance. Ce management est désincarné, car il est déconnecté de l’activité. Cela explique aussi la rupture de confiance actuelle entre les individu et l’entreprise. Les travailleurs doivent désormais appliquer des directives, des processus et des normes pensés par ces prescripteurs qui pilotent le travail à distance. C’est le taylorisme à son paroxysme: penser le travail sans le faire et faire le travail sans penser. 

Mondialisation et dispositifs 

Cette déconnexion s’explique aussi par l’éclatement géographie induit par la mondialisation. Pour diminuer les coûts, des centres de services partagés RH s’implantent en Espagne ou dans les pays de l’Est. Les restructurations sont décidées au siège sans tenir compte des réalités locales. Comme l’a souligné l’écrivain Denis Diderot (1713- 1784), «il est plus facile de tuer un homme à distance qu’égorger un bœuf de ses mains». Cette gouvernance à distance s’incarne par les dispositifs de gestion classiques: direction par objectifs, processus RH, plans financiers, normes ISO, labels de qualité et modes managériales (lean, six sigma, lutte contre les risques psychosociaux ou méthodes agiles). En clair, on cherche à normer les pratiques, à automatiser les process et à augmenter la productivité. 

Surtravail et productivité 

Le philosophe allemand Karl Marx a été le premier à dénoncer cette course effrénée à la productivité dans son gros livre de 1867 sur le capital (2). Marx montre qu’une journée de travail se divise grosso modo en deux parties. La première moitié est dédiée au travail nécessaire à la survie et à la reproduction de l’ouvrier. La deuxième est dédiée au surtravail, qui va permettre au capitaliste de dégager du profit. La productivité, la mécanisation et la division du travail sont des moyens d’augmenter ce surtravail et donc la plus-value du capitaliste. 

Réalisme vs réalité du terrain 

Transposé au XXIe siècle, cet affrontement entre capitalistes et travailleurs s’incarne dans deux visions différentes du travail, montre Marie-Anne Dujarier. D’un côté, les tenants du réalisme économique, de l’autre, celles et ceux qui vivent la réalité de l’activité. Le réalisme économique est plutôt un point de vue patronal: il faut économiser, faire mieux avec moins, être plus efficace et réduire la dette. Alors que la réalité du terrain c’est le passage toujours difficile entre le travail prescrit et le travail réel. Ce passage implique de bricoler, d’innover et de prendre sur soi. Ce travail réel mobilise la tête, le corps et le cœur. Cette activité donne du sens et est un facteur de santé. Tout l’inverse de l’application de normes et de règles. Nous sommes là au cœur du problème. Le management désincarné dégrade le plaisir de travailler, il impose de la rigidité face à la complexité du réel. Dans le milieu des soins, cet affrontement entre réalisme et réalité s’illustre par la confrontation entre les administrateurs et les directions de soins. Ceux qui gèrent l’organisation versus ceux qui soignent des patients. 

Le tableau de bord vs la route 

Pour la fonction RH, ce management désincarné se traduit par l’idéologie des indicateurs et des dispositifs: absentéisme, turnover, masse salariale, productivité et autres revues de fin d’année. Ces chiffres ne disent rien des réalités humaines qui se jouent sur le terrain. Cela revient à piloter une voiture en regardant le tableau de bord et non la route devant vous. Ces indicateurs ne tiennent pas compte de l’intérêt intrinsèque d’une activité, de la confiance, du souci du travail bien fait et du bien commun. Professeur associé de GRH à l’Université du Québec, Gérard Taponat fait le même constat dans un livre sur la dimension humaine de la fonction RH (3). Après une carrière de 25 ans en organisation, il estime que les managers RH ont développé une pensée comptable, au détriment de leur empathie. Il dénonce aussi la technologisation du métier qui donne l’illusion de maîtriser les choses mais qui a en fait éloigné les RH des réalités humaines. Il s’en prend aussi à l’idéologie du changement permanent, qui cache en réalité une absence de vision. 

Nouvelle relation au travail 

La fonction RH a aussi raté le wagon de l’évolution de la société, regrette Gérard Taponat. Elle pense engagement, rétention et fidélisation alors que les individus veulent contribuer à la société, évoluer rapidement dans leurs trajectoires et avoir des parcours personnalisés. La relation au travail est en train de changer. Le travail est devenu hybride, le besoin de participation augmente. On est passé de «moi dans l’entreprise» à «l’entreprise pour moi». 

Retour au terrain 

Le livre de Gérard Taponat regorge de pistes et de solutions pour changer la donne. Il milite pour un management RH qui s’intéresse aux singularités de chaque situation, qui trouve un nouvel équilibre entre le projet personnel et le projet collectif. Ce repositionnement de la fonction RH implique aussi plus de reconnaissance. Pour un DRH, cela veut dire d’accepter d’être dérangé, sollicité et questionné; d’observer les interactions humaines au-delà des indicateurs; de connaître les personnes derrière les CV; de prévoir des lieux d’écoute; de privilégier une approche empathique plutôt que technique de la fonction. Ce retour au terrain implique aussi de s’intéresser à la culture d’entreprise. 

Se méfier de la tech RH 

Gérard Taponat conseille aussi de ne pas réduire l’activité RH à sa dimension technologique (la grande mode aujourd’hui). Ces outils ne règlent pas tous les problèmes du management à distance. La distance imposée par la tech ne permet pas de voir les signaux faibles et d’être proactifs sur des situations conflictuelles ou des problèmes de santé mentale. Ces outils posent d’énormes défis en termes de Work-Life Balance et de droit à la déconnexion. 

Manager de proximité 

Ce retour vers le terrain implique enfin de redonner une place forte au manager de proximité. De bien le choisir, de le former et de lui donner un autre rôle, plus à l’écoute, plus bienveillant, plus «au service» que «petit chef.» Il faut redonner une place à l’intuition, écrit Gérard Taponat, à l’initiative personnelle, à la fragilité humaine et à la force de ses réseaux. Le manager de proximité prévient les conflits, anime les équipes, explique la stratégie, identifie les compétences, reconnaît les contributions de chacun et a conscience du temps d’exécution nécessaire à la mise en œuvre stratégique. Il ou elle saura penser par lui-même, développer sa culture générale, s’intéresser aux techniques de l’intelligence collective et prendre soin de son équipe. 

(1) Marie-Anne Dujarier: Le management désincarné, éd. La Découverte, 2015, 259 pages.

(2) Karl Marx: Le Capital, Livre 1, éd. Gallimard, 2019 (1e éd. 1887), 1053 pages.

(3) Gérard Taponat: DRH: une aventure humaine, éd. de Boeck Supérieur, 2020, 140 pages.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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