Décryptage social
Nommée trois années de suite parmi les 50 psychologues vivants les plus influents au monde, Marianne Schmid Mast, professeure en comportement organisationnel à HEC Lausanne, a publié un petit livre de recherches scientifiques destiné aux managers.
Photo: Pierre-Yves Massot / realeyes.ch pour HR Today.
Elle dissimule bien son côté geek. Chercheuse de renommée mondiale en psychologie comportementale – avec plus de 100 publications au compteur – Marianne Schmid Mast est connue dans le milieu académique pour avoir intégré très tôt dans ses recherches les nouvelles technologies. Intelligence artificielle, réalité virtuelle et puissance de calcul sont à l’arsenal. Des outils qu’elle applique à sa matière première: les interactions sociales en organisation.
Elle complète: «Je collabore aussi avec des informaticiens pour extraire les comportements non-verbaux dans des séquences vidéo.» Un geste, un regard, un acquiescement de la tête bien décrypté et vous savez qui est le leader, qui dit la vérité et qui est le plus intelligent... En langage académique, cela s’appelle la perception extérieure du statut de dominance.
En 2019, elle publie avec deux doctorants un petit livre (1) sur le leadership. L’ouvrage déconstruit plusieurs fausses croyances sur le management. Elle explique: «Les managers font souvent plus confiance au bouche à oreille qu’aux données de la science. La communauté scientifique est aussi en partie responsable. Nous sommes évalués sur nos publications qui sont très peu lues par les praticiens.» Son dernier livre doit combler ce vide.
L’illusion de la hiérarchie plate
Il regorge d’exemples surprenants. Les hiérarchies plates – dont tout le monde parle aujourd’hui – n’ont aucun lien avec la performance collective. «Le vrai prédicteur de performance c’est la personne qui émerge comme leader», écrivent les auteurs (p. 17). Autre idée reçue: «Ce n’est pas la diversité de genre, d’origine ou d’âge qui renforce l’efficacité et la cohésion d’une équipe, mais la variété des compétences, des fonctions et de l’éducation». (p. 48)
Marianne Schmid Mast mène ses recherches en laboratoire. Elle se méfie des questionnaires diffusés par e-mail et préfère inviter ses cobayes dans sa tour d’ivoire pour leur proposer des jeux de rôle. «Je m’intéresse à leurs comportements dans certaines situations. J’ai toujours voulu comprendre pourquoi les gens font le contraire de ce qu’ils disent». Elle a resserré son champ d’observation aux interactions sociales en organisation. Les anthropologues ont montré que 80% du temps d’un manager est dédié aux relations humaines. Ce qui contraste avec leur image de gestionnaires, assoiffés de chiffres et de reportings.
Au fil de ses recherches, elle a démontré que le pouvoir ne corrompt pas autant que l’on veuille bien le croire. «La majorité des personnes utilisent le pouvoir pour le bien». Elle a aussi montré que les dirigeants ont (en général) une meilleure sensibilité interpersonnelle (capacité à évaluer l’autre) que leurs subordonnés. Dans une autre recherche, elle utilise la réalité virtuelle pour observer les managers en train de licencier leur propre avatar. Si licencier est un acte stressant et désagréable pour le manager, les implications sont pires pour la personne licenciée, qui se retrouve souvent dans une situation intenable avec des conséquences sur sa santé psychique. Conclusion: au moment de licencier quelqu’un, la prise de recul et l’empathie aident.
Peu de réalité immuable
Le résultat de recherche qui l’a le plus marquée? Après un long silence, elle dit: «Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, la science est un processus fluctuant. Il y a très peu de réalité immuable. Nous trouvons des pièces du puzzle, mais personne n’a la vue d’ensemble. Cette réalité explique aussi notre rapport difficile avec le grand public, qui aime les réponses claires.»
Sur les compétences féminines en organisation, son analyse est nuancée. «Cela va dépendre du contexte organisationnel. Dans un environnement très compétitif, le style masculin directif et carré sera plus efficace. À l’inverse, dans une culture collaborative, ce sont les compétences dites féminines, plus chaleureuses et inclusives, qui auront le meilleur impact.»
La question qu’elle entend le plus est celle des qualités du bon leader. Elle sourit: «Je les énumère dans le livre. L’exemplarité, la vision, la conviction morale (dire clairement comment on voit les choses, être transparent), la motivation (avoir des objectifs ambitieux et les moyens de les atteindre), être positif, considérer les individus (percevoir chaque collaborateur comme une personne unique) et l’adaptabilité.
Le futur des RH
Son regard sur la fonction RH? «C’est probablement un des métiers les plus touchés par l’intelligence artificielle. Mais il ne faut pas avoir trop peur de l’avenir. La technologie reste un outil. L’algorithme est très utile pour trier 10’000 dossiers de candidatures. Il l’est moins au moment du choix final.» La profession change, concède-t-elle. «On ne sait pas très bien comment sera le monde de demain. Donc je conseille aux RH de s’ouvrir à toutes les possibilités. Ils devront sans doute s’adapter et faire preuve de flexibilité.»
Née à Olten dans le canton de Soleure, Marianne Schmid Mast est la fille unique de deux employés de commerce, un métier lui aussi en pleine évolution. Son père travaille longtemps chez le commerçant de meubles Pfister. Sa maman tient le ménage sauf le samedi, son jour de travail à elle. «J’ai donc grandi avec ma mère la semaine et mon père le samedi. J’adorais passer de l’un à l’autre. Chacun avait son style et ses activités.» Fille studieuse, elle préfère rester à la maison pour faire ses devoirs que de suivre ses parents qui socialisaient au bistrot. À la seule condition: d’avoir une bonne formation pour ne pas dépendre d’un gars.
Zurich, Neuchâtel et Sao Paolo
Après son école obligatoire, elle opte pour une école de commerce. À 17 ans, elle quitte le cocon familial et poursuit ses études avec une maturité commerciale à Neuchâtel. Elle travaille durant les vacances pour financer l’opération, secrétaire chez Olivetti à Zurich (informatique), guide de voyage et enquêteuse dans une agence de marketing. C’est la psychologie qui l’intéresse, mais «on m’a déconseillé cette voie, prétextant que la psycho c’est pour des gens à problèmes». À 21 ans, elle part voyager pendant six mois au Brésil. Rio, Baia, Bel Horizonte, Manaus et Sao Paolo. Tranquille.
De retour au pays, elle se lance en médecine, réussit ses premiers examens et comprend que ce n’est pas pour elle. Ce sera donc bel et bien la psycho. Travailleuse, elle se lance dans une thèse sur «les hiérarchies dans les groupes de femmes». Résumé? «On pensait que les sociétés matriarcales n’avaient pas de hiérarchie, j’ai montré qu’il y en avait, même si elles prennent plus de temps à s’installer.»
Elle rencontre son futur mari sur les bancs de l’université. Un autre chercheur en psychologie. Quand lui décroche une bourse pour aller poursuivre ses travaux à Harvard aux États-Unis, elle pose deux conditions. La première: «Je voulais moi aussi trouver un post-doc pour poursuivre mes recherches. Ce qui a été le cas puisque j’ai obtenu une bourse pour un post doc à la Northeastern University de Boston». Elle y rencontrera Andy Biel et James Blascovic, pionniers dans l’utilisation de la réalité virtuelle en psychologie comportementale.
La deuxième condition? «Il devait m’épouser!» Le couple est toujours ensemble, parents de deux fils. L’aîné étudie le droit à Lausanne, le second termine son école primaire. Dans sa longue notice sur Wikipedia, on apprend qu’elle est aussi «rédactrice en chef adjointe du Journal of Nonverbal Behavior et membre du comité de rédaction de la revue Leadership Quarterly.» Elle n’a pas touché son smartphone de tout l’entretien.
(1) Marianne Schmid Mast, Tristan Palese et Benjamin Tur: Leaderspritz, éd. Presses polytechniques et universitaires romandes, 2019, 160 pages
Bio express
- 1985: Maturité commerciale à Neuchâtel
- 1986: Voyage au Brésil
- 2000: Doctorat en psychologie à Zurich
- 2006: Professeure de psychologie à Neuchâtel
- 2014: Professeure en psychologie comportementale à HEC Lausanne
Cet article est paru dans HR Today Magazine (no 4/2021).
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