Enquête

Discriminations à la pelle sur le 3e marché du travail

Parmi les bénéficiaires de l'aide sociale, les femmes ont deux fois moins de chances que les hommes de se voir octroyer une mesure de formation. C'est l'un des travers du 3e marché du travail dénoncés par une étude bâloise.

Imaginez que vous n’êtes pas libre de choisir votre emploi, que vous risquez une pénalité financière si vous le refusez et que votre salaire sera entre 15 et 31 francs l’heure si vous l’acceptez. Voilà le lot des bénéficiaires de l’aide sociale. Une étude menée par des chercheurs de l’Université de Bâle (2), publiée au printemps dernier mais passée quasiment inaperçue, dénonce les conditions appliquées au 3e marché du travail.

À prendre ou à laisser

Les bénéficiaires de l’aide sociale ne choisissent généralement pas eux-mêmes leurs programmes d’emploi ou d’occupation; c’est l’administration qui en décide, en fonction de ce qui lui paraît adéquat. Dans la pratique, l’aide sociale est de plus en plus liée à la participation à ces programmes. Un refus peut en effet entraîner une diminution des prestations, voire leur suppression. Or la fonction de ces prestations est de permettre aux intéressés de vivre dignement.

Un marché opaque

Selon les informations fournies par 19 cantons dans le cadre de l’étude, le taux moyen de participation des bénéficiaires de l’aide sociale aux programmes d’emploi ou d’occupation varie de... 4% à 100%. Comment expliquer un tel écart? L’Office fédéral de la statistique (OFS) a calculé que 4,4% des bénéficiaires de l’aide sociale de plus de 15 ans sont inscrits à l’un de ces programmes. «La vérité se situe probablement à mi-chemin entre les deux; seule une minorité de personnes bénéficiant de l’aide sociale est éligible à un programme d’occupation», affirment les quatre auteurs principaux, Melanie Studer, Gesine Fuchs, Anne Meier et Kurt Pärli. D’après eux, 36% de ces jeunes «assistés» sont capables de travailler, mais sans emploi. Globalement, seuls 37% des effectifs de l’aide sociale sont professionnellement actifs.

Un droit du travail flou

Le fait que les bénéficiaires de l’aide sociale puissent être sanctionnés s’ils refusent de participer à des programmes est «problématique», tout d’abord parce que cela induit un effet disciplinaire, et il n’est pas prouvé que ce soit productif. Ensuite, il y a un grand flou au niveau des rapports juridiques dans le cadre de ces programmes; ceux-ci devraient être réglementés par des contrats de travail, et les salaires obligatoirement soumis aux assurances sociales.

En 2018, l’Observatoire de l’aide sociale et de l’insertion (OASI), à Genève, avait mis en garde contre le détournement des stages non rémunérés de l’activité de réinsertion (AdR) pour pallier le déficit de personnel salarié. Les stagiaires déplorent un manque de reconnaissance de leur travail et les institutions qui les accueillent – services publics et organismes subventionnés – regrettent eux-mêmes de ne pas pouvoir les rétribuer. L’OASI en appelle à la création d’une base légale pour l’AdR.

Des salaires rikiki

Conformément aux recommandations de la Conférence suisse des institutions d’assistance publique (CSIAP), les salaires sont payables 13 fois l’an et doivent se situer entre 2’200 et 4’500 francs par mois, en fonction des qualifications professionnelles de la personne. Le salaire horaire varie de 15 à 31 francs.

Accès à l’emploi, un travail difficile

La moitié des cantons affirment avoir mis en place des programmes d’intégration. Cependant, la disponibilité de ces programmes diffère: sur 11 cantons qui ont fourni des données, il y en a cinq où les communes n’en auraient aucun à proposer. À l’échelle nationale, 36% des bénéficiaires de plus de 15 ans sont capables de travailler, mais sans emploi.

Des objectifs très... subjectifs

Les programmes sont généralement assortis d’ambitions d’ordre socio-pédagogique: restauration de l’autonomie ou de l’indépendance, développement de l’employabilité, stimulation des compétences sociales, etc. «Il est surprenant de constater que certains objectifs difficiles à mesurer sont poursuivis», remarquent laconiquement les auteurs, en faisant allusion aux prétentions de «développement des capacités relationnelles et d’adaptation» appliquées ici et là.

Il existe des normes, selon lesquelles l’efficacité des mesures proposées pour l’intégration sociale et professionnelle devrait être périodiquement vérifiée de manière scientifique. Les évaluations sont donc nécessaires, mais à notre connaissance, il n’y a pas de stratégie d’évaluation (coordonnée), comme dans le cas de l’assurance-chômage.

Des discriminations à la pelle

Dans tous les cantons, les chances d’être affecté à un programme d’occupation varient considérablement selon la nationalité et le sexe: «Les hommes suisses ont deux fois plus de chances de participer à des programmes que les femmes étrangères, bien qu’il n’y ait aucune raison objective à cela.» Ce phénomène avait été constaté dans des études précédentes, et la thèse avancée pour l’expliquer était que les responsables des placements choisissent les candidats en fonction de leur rentabilité présumée, «les hommes étant à cet égard considérés comme étant plus susceptibles d’exercer une activité lucrative stable et sur le long terme que les femmes.»

Il faut dire que les coûts des programmes s’élèvent généralement à plusieurs centaines de francs par mois et par personne. «De surcroît, la catégorisation des groupes de bénéficiaires par origine, région et âge joue également un rôle.» Pour les jeunes, les responsables des placements considèrent que «cela vaut la peine d’investir car il y a encore du potentiel». Un responsable de programme interrogé déclare que de plus en plus de jeunes n’aiment pas participer au programme, car «il est plus facile de rester tranquille à la maison». Quant aux bénéficiaires âgés, ils ne sont «bien sûr pas intégrés à de nombreuses mesures de réinsertion, puisqu’il faut gérer équitablement les ressources».

«Mécanisme néo-libéral de contrôle»

Conclusion des auteurs: «Depuis les temps modernes, la pauvreté est considérée comme un mal qui s’accompagne de l’idée d’échec, à connotation morale, et qui peut être combattue avec le travail et la pression à travailler. La distinction entre les pauvres dignes et les pauvres indignes, ainsi que la question de savoir si une personne est pauvre parce qu’elle ne peut pas ou ne veut pas travailler, imprègne les débats et la pratique autour des programmes d’occupation de l’aide sociale.»

Des recherches américaines ont démontré que ces programmes n’ont pas l’effet escompté sur la réduction de la pauvreté. Le régime des sanctions serait «sous-tendu par le racisme» et pourrait être décrit «comme un mécanisme néolibéral de contrôle comportemental, par lequel les classes privilégiées disciplinent les classes minoritaires touchées par la pauvreté et surtout les femmes issues de ces minorités.»

En Allemagne, des études qualitatives sur les effets du programme social Hartz IV suggèrent que le discours sur la responsabilité individuelle aboutirait à un résultat contraire au but recherché, en raison de mécanismes de contrôle omniprésents. L’impuissance, le sentiment de contrôle et la honte dominent les témoignages d’une grande partie des bénéficiaires. La théorie selon laquelle les personnes resteraient à l’aide sociale parce qu’une activité lucrative n’en vaut pas la peine n’a pas été confirmée.

«Il est fondamentalement controversé de savoir si une politique disciplinaire sous forme de sanctions fonctionne, c’est-à-dire si la réduction ou la suppression des prestations contribue effectivement à la réalisation de l’objectif d’intégration professionnelle et sociale. Certains modèles économiques considèrent généralement que les prestations sociales ont en soi un impact négatif sur la volonté de travailler, et que pour cette raison, les obligations doivent être imposées de manière conséquente et le droit à l’aide doit cesser si la contre-prestation est refusée. D’un autre côté, une doctrine juridique récente considère que la participation forcée à des programmes d’occupation conduit à une action disciplinaire inappropriée au lieu de surmonter l’état de nécessité.»

 

Cet article est paru dans HR Today Magazine (no 4/2021).

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Typographe de premier métier, Francesca Sacco a publié son premier article à l’âge de 16 ans pour consacrer toute sa vie au journalisme. Elle obtient son titre professionnel en 1992, après une formation à l’Agence télégraphique suisse, à Berne. Depuis, elle travaille en indépendante pour une dizaine de journaux en Suisse, en France et en Belgique, avec une prédilection pour l’enquête.

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