Entreprise et société: le «pourquoi» et le «comment»
Différentes affaires ont défrayé la chronique récemment – en France pour l’essentiel – et leurs conséquences n’ont peut-être pas encore été bien mesurées par les milieux entrepreneuriaux ni même leurs partenaires sociaux et les syndicats. Analyse.
Il est ici question non seulement des salariés prenant leur usine ou leur entreprise en otage mais surtout de ceux s'attaquant à une préfecture ou menaçant de polluer la rivière attenante à leur lieu de travail si leurs revendications ne sont pas entendues par...l'Etat français.
Au-delà des faits divers se profilent des questions qui, si elles sont loin d'être nouvelles ne méritent pas moins d'être posées. La première est, bien sûr: «Pourquoi?». La seconde serait «Comment?».
Mais la plupart des lecteurs conviendraient aisément qu'elle n'est que de peu d'intérêt. Pourtant le statut de ces deux interrogations - quand on parle non pas d'actualité mais bien de management - s'inverse immédiatement: dans l'entreprise, l'objectif majeur est de dégager un bon chiffre d'affaires et, autant que faire se peut, d'engranger des bénéfices. Pour cela, il convient non pas de se poser la question du «pourquoi» mais bien de «comment» y arriver.
Enfin, encore faut-il quelque peu complexifier ce schéma en ajoutant que cette vision est technocratique, et captive surtout les managers. Le salarié de base, lui, ne s'intéresse qu'au fait de savoir si son entreprise «va bien» ou pas: l'intéressement aux bénéfices ne s'adresse - sauf exceptions - pas aux ouvriers et peu aux employés dits «de base».
Il en découle que le salarié de base, celui qui est de plus en plus «flexicurisé» - c'est-à-dire, selon le Traité de Lisbonne, flexibilisé de façon sécurisée grâce à l'accent mis sur la formation continue permettant d'accroître son employabilité - s'il se pose des questions sur son entreprise, ne se pose pas les mêmes que sa direction hiérarchique... Car si la flexibilité des travailleurs peu ou pas qualifiés a effectivement largement augmenté ces dix dernières années, il n'en va pas de même pour leur employabilité: ces théories, développées par les penseurs de la troisième voie dite 'blairienne' et reprises par l'Union Européenne afin de promouvoir une «société de la connaissance», si elles fonctionnent très bien sur papier, rencontrent les plus grandes difficultés une fois transposées sur le terrain...
En effet, financer des formations continues pour tous les salariés d'une même firme ne fait pas partie des pratiques courantes en GRH. Dans les faits, on va plutôt favoriser ceux repérés comme étant des «talents». Pourquoi? Parce que l'on ne s'intéresse qu'au «comment» et que, dans ce jeu stratégique, les pions sont les firmes et non leurs salariés, surtout ceux au bas de l'échelle hiérarchique...
Là où le bât blesse, c'est que le discours dit de la flexicurité est largement relayé tant par les médias que par les messages politiques comme managériaux et que nous sommes tous invités à le prendre comme une nouvelle donne socio-économique sinon comme un nouveau paradigme sociétal: la crise dans laquelle nous sommes plongés depuis plus d'une année a remis nombre de choses en cause mais sûrement pas la ‹flexicurisation› de nos sociétés occidentales...
Il s'ensuit une incompréhension liée à une progressive et insidieuse frustration de toutes les couches laissées pour compte par la mise en place de cette fameuse «société de la connaissance»: quelle est la place d'une partie non négligeable de nos populations dans cette nouvelle utopie idéologique qui se révèle aussi peu adaptée à la réalité des faits que sa cousine abhorrée, l'utopie communiste? Si près de 50 pour cent des citoyens se révèlent floués par un modèle sociétal, celui-ci peut-il encore être considéré comme viable?
Les émeutes et menaces énoncées par des ouvriers désespérés sont la traduction du désarroi de couches sociales qui se voient confrontées à un modèle sociétal profondément injuste à leur encontre. Les entreprises ancrées dans le «comment» ne se posent pas la question du «pourquoi» le politique leur facilite tant la flexibilisation croissante du facteur humain: de la flexicurisation elles ne prennent que ce qui cadre le mieux avec le «comment» accroître le bénéfice. En d'autres mots, le fait de ne s'arrêter qu'aux moyens et pas aux fins rend les firmes aveugles face au désespoir grandissant de leurs salariés précaires.
Dans ce sens, on peut conclure en disant que la formation continue, utilisée «à bon escient» - c'est-à-dire en bon gestionnaire soucieux de rentabiliser au mieux le budget alloué - par le manager RH, peut être vue comme un outil servant à créer de l'injustice sociétale et, partant, sociale.