Fidèle au poste
DRH du groupe LVMH depuis début 2007, la Lausannoise Chantal Gaemperle détaille ici les enjeux de la politique de rétention des talents chez le leader mondial du luxe.
Chantal Gaemperle, au siège du groupe LVMH à Paris, le 27 avril 2011. Ensemble Christian Dior, montre Chaumet. Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch
Elle rentre de Moscou. Et repart demain pour Shanghai. «Vos journées doivent être chargées», avance timidement HR Today. Elle répond du tac au tac: «Mes journées? Vous voulez dire mes années… Les attentes en termes de performance sont énormes. Le président Bernard Arnault s’engage 24 heures sur 24. Il faut pouvoir le suivre.»
La Lausannoise Chantal Gaemperle, DRH du groupe LVMH depuis début 2007, a posé ses marques au sein du leader mondial du luxe. Malgré son emploi du temps surchargé, elle nous accorde une heure d’entretien au siège du groupe à Paris, 22 Avenue Montaigne. On commence par la séquence photo.
Le photographe Pierre-Yves Massot opte pour la terrasse de la salle du comité exécutif, avec vue splendide sur la tour Eiffel. Energique et bienveillante, elle nous emmène ensuite dans son bureau, juste en dessous de celui du président Bernard Arnault, l’homme le plus riche de France, avec une fortune estimée à plus de 41 milliards de dollars.
HR Today: Au-delà des beaux discours, la fidélisation/rétention est-elle une thématique de GRH réellement abordée par le groupe LVMH?
Chantal Gaemperle: Oui et elle est fondamentale. Dans le luxe, le succès dépend des hommes et des femmes qui vont réécrire dans la modernité les histoires souvent centenaires de nos marques. La qualité des gens que nous recrutons, que nous formons et que développons est une condition du succès. Et nous ressentons très vite les erreurs. Ce n’est donc pas un discours de façade.
J’ajouterai, de manière plus personnelle, que je me méfie des grands discours. C’est certainement lié à mes origines suisses. J’essaie de parler vrai. Les entreprises ont d’ailleurs besoin de cette authenticité. Les gens cherchent du sens, de l’authenticité et du leadership. Mais si ces valeurs ne sont pas ancrées dans une pratique quotidienne, cela ne marchera pas.
Comment décrire cet «ancrage dans le réel» chez LVMH?
C’est une affaire d’équilibre et de timing. Il y a, d’un côté, une nécessaire continuité, la transmission d’un savoir et d’une histoire. C’est particulièrement important dans le luxe, où les univers ne sont pas très formalisés. Le temps est donc un allié, qu’il faut considérer et prendre avec soi. De l’autre côté, il faut imprimer une dynamique pour que l’organisation se renouvelle, avec des regards neufs, des points de vue plus critiques et un mélange plus diversifiés.
Une fois les talents chez vous, comment les fidéliser?
Nous capitalisons sur la formidable aventure professionnelle qu’offrent nos marques. Nous invitons les talents à venir écrire de nouvelles pages d’histoire de maisons prestigieuses. La diversité de nos secteurs d’activité et de nos métiers, le nombre de nos Maisons, la variété de nos implantations géographiques nous permettent d’offrir à chacun de nos collaborateurs de multiples itinéraires de carrière. Cette diversité est un avantage concurrentiel indéniable.
Ensuite, et sans être arrogant, le succès du groupe est un autre élément d’attraction fort. C’est toujours valorisant et formateur de rejoindre le leader mondial. Enfin, nous avons beaucoup travaillé sur «l’écosystème» de carrières au sein du groupe. LVMH compte plus de 60 marques à une échelle géographique mondiale. Aujourd’hui vous rejoignez Vuitton, demain vous poursuivez chez Tag Heuer… Cette aventure professionnelle, sur le plan international et à l’intérieur d’un groupe riche en marques et en histoire, est très attractive.
Cette mobilité à l’intérieur du groupe LVMH est le fruit d’un travail que nous orchestrons, avec mes équipes, en partenariat avec les DRH et les Présidents. C’est un partage de nos talents et de nos plans pour l’avenir afin de préparer les successions. Grâce à ce travail de réseau, deux postes clés sur trois au niveau du Groupe sont pourvus par mobilité interne. Nous sommes satisfaits de ce score même s’il ne s’agit pas d’être complaisant. C’est le fruit d’un long travail, qu’il faudra maintenir à l’avenir. Nous estimons que c’est le bon équilibre entre la valorisation de notre potentiel interne (deux postes sur trois) et la dynamique nécessaire des nouvelles compétences venues de l’extérieur (un poste sur trois).
Quels sont vos autres dispositifs de fidélisation?
Nous avons renforcé notre politique de formation. L’objectif est de faire évoluer nos talents et de les développer. Nous disposons de plusieurs leviers: par exemple la «LVMH House» à Londres, qui est un think tank de partage des meilleures pratiques du groupe. C’est un lieu d’échanges et de rencontres qui nous a permis d’élaborer plusieurs programmes de développement sur mesure pour nos dirigeants (sur le leadership, la relation Clients, le marketing et l’ADN de nos marques, …).
Autre nouveauté introduite: un programme de développement stratégique sur les enjeux de la fonction RH. Nous avons également développé d’autres initiatives. L’une d’entre elles est un programme destiné à nos talents les plus confirmés. 27 d’entre eux se réuniront à Shanghai fin mai 2011, puis se retrouveront à New York six mois plus tard. Et le séminaire prendra fin ici à Paris en 2012. Ils vont travailler sur des cas business réels de nos marques. Qu’ils vont présenter devant le comité exécutif. L’objectif est aussi de les confronter à plusieurs régions, la Chine d’abord, dont la puissance de développement est formidable, puis les Etats-Unis et enfin l’Europe.
D’autres dispositifs?
A côté de ces programmes ambitieux, nous avons d’autres pratiques, comme les «LVMH petits déjeuners» où nous demandons à un patron de marque ou de région de partager un moment avec une dizaine de hauts potentiels venants d’univers différents. Chacun se présente et parle des défis auxquels il est confronté. S’engage alors un dialogue.
Le dispositif est simple mais il permet d’avoir plus de visibilité sur ces hauts potentiels, de les faire se rencontrer entre eux. Notre rôle en tant que groupe LVMH est notamment de créer des liens, un réseau et un partage de bonnes pratiques. Je pourrais vous parler de toutes nos initiatives pendant des heures. En bref, nous avons considérablement étoffé notre suivi et notre gestion des carrières à l’intérieur du groupe, avec des résultats tangibles.
Comment se distribuent les prestations RH entre le Groupe et les différentes maisons qui le composent?
Compte tenu de la structure décentralisée du Groupe et du fonctionnement très entrepreneurial des Maisons, toutes nos actions Groupe sont menées en préservant l’identité et l’autonomie de chaque Maison, tout en mettant en évidence et en tirant parti de la force de l’ensemble. Pour utiliser une image, LVMH est comme une grande maison dont le Groupe serait le toit protecteur et rassembleur, et les marques les pièces intérieures; il ne s’agit pas d’abattre les cloisons, mais de créer des circulations entre les pièces. Notre offre vient donc en complément de celles qui existent dans les maisons.
Vous avez donc dû faire preuve de diplomatie en arrivant par dessus tout le monde avec vos prestations?
Au-delà de la diplomatie, il faut surtout apporter de la valeur ajoutée et un leadership de conviction. Nous bénéficions d’un regard sur l’ensemble de nos affaires, ce qui nous permet une vision globale et ainsi la mise en avant des meilleures pratiques. Notre action se situe aussi dans la définition d’une vision motivante. Mon rôle est de donner une ligne directrice, une vision. La politique RH que je déploie a pour objectif de renforcer le sentiment d’appartenance et de fierté et d’accroître la notoriété de LVMH dans le monde afin de continuer à attirer les meilleurs professionnels.
Nous travaillons à l’identification et la visibilité des talents en interne, nous validons les recrutements externes sur les postes clés et améliorons ainsi notre vision sur les plans de succession. Il ne s’agit pas de créer une concurrence, mais plutôt de nous permettre de mieux affronter nos défis de croissance dans une perspective internationale. C’est un travail d’équipe et un chantier qui s’inscrivent dans la durée.
HR Today a consulté plusieurs DRH de Suisse romande pour préparer cette interview. Tous aimeraient vous entendre sur les différences de gestion RH entre la Suisse et la France?
Le dispositif juridique et législatif en France imprime une plus grande complexité dans la gestion administrative et des relations sociales qu’en Suisse. Cela étant, les enjeux des groupes dans lesquels je travaille et ai travaillé (LVMH et Nestlé) vont au-delà des pays d’origine et concernent le monde.
Le marché suisse de Nestlé a une grande valeur symbolique aux yeux des Suisses, mais représente une goutte d’eau par rapport aux vrais enjeux du groupe, où nous devions gérer plus de 80 nationalités. Mon équipe RH était composée d’un Allemand, d’une Australienne, d’une Espagnole, … J’estime d’ailleurs que le groupe Nestlé est le modèle d’une multinationale qui a su gérer l’éclosion de toutes ces cultures. Cette diversité est un point commun avec le groupe LVMH. Certes, notre Groupe exporte l’art de vivre, le luxe et le raffinement à la française. Ce sont clairement nos racines.
Néanmoins, 77 pour cent de nos talents sont en dehors de France. Et plusieurs de nos marques prestigieuses sont étrangères: Marc Jacobs (Etats-Unis), Fendi (Italie) ou Loewe (Espagne) par exemple. Nos actions RH sont donc portées à l’international. Notre politique RH est de développer la diversité qui reflète l’implantation de nos affaires. A la fois ne pas renier les racines luxe à la française, mais aussi les accompagner, les faire vivre à l’international. Voilà le cœur de ma problématique.
Cela correspond à la tendance actuelle des organisations toujours plus horizontales et matricielles…
Attention, nous parlons ici de ma stratégie RH. Mais le groupe LVMH en tant que tel est composé de maisons, qui elles – c’est une de nos grandes valeurs de fonctionnement – travaillent de manière très verticale. En d’autres termes, Louis Vuitton reste Louis Vuitton complètement verticalement. Le groupe est donc un écosystème de maisons indépendantes les unes des autres.
Pas de «Shared Services» administratifs pour le Groupe?
Non. En revanche, nous impulsons une stratégie et gérons un certain nombre de processus, politiques et initiatives communs, s’appuyant sur des ressources Groupe dans les principales régions du monde (US, Japon, Asie Pacifique): cela concerne les recrutements clés, validés au niveau du Groupe, la revue des talents et des successions, la politique salariale, l’offre de développement et de formation, la politique Responsabilité Sociale.
Sur ce dernier sujet, nous avons développé plusieurs actions, par exemple un partenariat avec Sciences Po, le parrainage de jeunes qui cherchent des emplois et le lancement d’une mission Handicap dans le Groupe. C’est nous qui avons donné l’impulsion en inscrivant la responsabilité sociale comme axe stratégique et cela a été repris par les maisons. Chacune d’entre elles met en place des initiatives qui font du sens dans leur contexte. Notre rôle est de les rassembler, de les stimuler et de les faire exister.
L’évolution du contrat psychologique entre employeur et employés vous préoccupe-t-elle? Ou est-ce plutôt l’affaire des maisons LVMH?
Tout ce qui préoccupe nos marques nous préoccupe aussi. Sans aucune arrogance, nous avons la chance d’être un groupe très dynamique, qui réussit et qui crée des emplois. Nous sommes également au cœur de la transmission des savoir-faire. Nous formons des tonneliers, des couturières, des malletiers, des métiers artistiques, des nez dans la parfumerie, des œnologues, des chefs de caves, des fourreurs… Sans la transmission de ce savoir-faire patrimonial et artisanal de génération en génération, ces métiers n’existeraient plus.
Nous avons donc cette chance d’être dans une dynamique créatrice d’emplois et dans une dynamique de sens. J’insiste là-dessus, notre signature employeur «Futur de la Tradition» invite les gens à être acteurs de leurs carrières tout en se nourrissant de ce qui a fait le succès de marques formidables. L’authenticité des marques, leur puissance, le sens de ce qu’on donne comme aventure me semble être un ciment assez formidable.
Donc vous ne vous préoccupez pas de contrat psychologique…
Au contraire, nous réfléchissons sans cesse aux enjeux de demain. Les attentes de la génération Y, le rallongement des carrières… En France par exemple, les gens peuvent travailler jusqu’à 70 ans. Comment cela va-t-il modifier les rapports à l’organisation? Nous sommes en train de financer des recherches universitaires pour nous éclairer et nous faire réfléchir sur de nouveaux modes d’organisation.
L’entretien touche à sa fin. Le photographe est déjà parti. Le téléphone sonne. Chantal Gaemperle se lève. «C’est peut-être Monsieur Arnault», dit-elle en s’élançant vers son bureau. On éteint le micro. Elle répond. C’est son assistante qui lui rappelle son prochain rendez-vous. Chantal Gaemperle la reprend fermement: «Mais je n’ai pas terminé avec le journaliste.» Ce qui fait de HR Today, ce matin-là, sa deuxième priorité, derrière Bernard Arnault.
Chantal Gaemperle. Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch