Portrait

Images du futur

Lui est physicien et spécialiste des scénarios prospectifs militaires. Elle est économiste et passionnée par le futur du travail. Ensemble, ils viennent de publier un ouvrage (1) qui dépeint le travail et les RH en 2030.

Attachez vos ceintures, décollage imminent... Isabelle Chappuis et Gabriele Rizzo, deux enseignants-chercheurs d’HEC Lausanne, viennent de publier un ouvrage prospectif sur l’avenir du travail et des RH. Nous avons fait le voyage avec eux jusqu’en 2030. Il a fallu s’accrocher! Là-bas, nous sommes entrés dans des mondes parallèles, des «metavers» (des univers méta) où plusieurs couches de réalité virtuelle se superposent. Nous y avons rencontré des avatars et découvert des technologies qui augmentent nos capacités cognitives pour nous élever au statut de demi-dieu.

Là-bas, nos compétences et nos diplômes ont éclaté en poussières de skills (micro-compétences), dont seules quelques-unes seront mises à contribution par une intelligence artificielle qui coordonnera des projets à haute valeur ajoutée (Gig Economy de demain). En toute honnêteté, nous n’avons pas tout compris et avons trouvé difficile de se projeter dans ce cyber-avenir. Ce monde de demain, qui sera, espèrent les auteurs, paisible, abondant et harmonieux, cache encore son vrai visage. Nous n’en avons vu que des Snaps (ces images sur Snapchat qui disparaissent une fois le doigt levé). Bienvenue à bord de HR Futures 2030.

Inspirés par l’armée américaine

Les premiers à s’intéresser aux scénarios du futur furent les militaires américains dès 1946. Les investissements en armements sont si gigantesques que les États préfèrent se renseigner sur les futurs possibles avant de remplir leurs arsenaux. Cette pratique est moins courante en économie. Gabriele Rizzo, astrophysicien de formation, a bâti sa carrière dans ces visions du futur. Il conseille les départements militaires américains et italiens notamment. Il a rencontré Isabelle Chappuis sur LinkedIn.

Vaudoise d’origine, elle est économiste et spécialiste du futur du travail. Très vite, le courant passe et ils fondent le «Swiss Center for Positive Futures». Isabelle Chappuis raconte: «Le futur n’existe pas. C’est à nous de le façonner. Nous devons récupérer notre droit de rêver un avenir meilleur. Mais nous avons tous la tendance à penser de manière linéaire. Bien que le monde accélère, il nous est très difficile de nous projeter dans des futurs différents. Cette difficulté que vous avez eue en nous lisant est tout à fait normale.»

Signaux faibles

La méthode utilisée consiste à identifier des signaux faibles aujourd’hui (l’avènement de nouvelles technologies disruptives ou l’émergence de tendances sociétales) pour créer une image du monde dans 20 ans (nous vivrons dans plusieurs univers parallèles, avec des identités différentes sur Facebook, Instagram ou LinkedIn ou leurs futures versions). Pourquoi dans 20 ans? «C’est le temps qu’il faudra pour préparer les enfants qui naissent aujourd’hui au monde de demain», répond Isabelle Chappuis. En plus de ces projets de prospectives appliquées (Futures Lab), le centre fera de la recherche (Futures Research), et offrira des enseignements (Futures Education). Ce travail sur le futur des RH est leur première réalisation. Soutenu par la Faculté des HEC Lausanne de l’Université de Lausanne et sponsorisé par Firmenich et HR Vaud, le livre présente dix caractéristiques du monde du travail de 2030: accélération, abondance, communauté, confiance, opportunités et nouvelles valeurs par exemple. Nous leur avons demandé d’en sélectionner trois.

Le premier est le «pouvoir clivant du digital». Les technologies vont, entre autres, séparer la présence de la localisation. En clair, les réalités virtuelles sont en train de créer des mondes hybrides. Gabriele Rizzo explique: «Vous pouvez être à la fois à l’arrêt de bus et en interaction avec vos collègues sur Zoom. Le digital rend cette séparation possible tout en permettant à chacun de nous de passer de l’un à l’autre instantanément». Il cite les travaux du philosophe italien Luciano Floridi, qui a décrit dans un livre publié en 2014 comment «l’ère numérique redéfinit le concept d’humanité de manière aussi importante que les Révolutions engendrées par Copernic, Darwin et Freud».

Mille-feuille cybernétique

«À l’avenir, nous pourrons être des personnes différentes selon les strates de réalité dans lesquelles nous évoluerons, tout en restant nous-mêmes.» Signaux faibles de ce mille-feuille cybernétique en devenir? Isabelle Chappuis: «Pensez au jeu vidéo Fortnite. Nos enfants rentrent de l’école pour retrouver leurs amis dispersés à travers le monde avec qui ils jouent dans ces univers parallèles. Avoir et gérer différentes personnalités en fonction des mondes dans lesquels nous évoluerons deviendra normal. Et ces univers virtuels proposent plus que des jeux, ils augmentent notre monde. En août 2021, la chanteuse Ariana Grande a donné un concert virtuel sur Fortnite devant 15 millions de spectateurs...».

Pour survivre dans ces univers digitalisés, l’être humain sera augmenté par des implants externes ou internes, assure Gabriele Rizzo. «Nous le sommes déjà en partie, poursuit-il, pensez aux montres connectées ou aux implants médicaux pour les diabétiques par exemple.»

Deuxième caractéristique du travail en 2030: il sera dématérialisé. Isabelle Chappuis: «Depuis le début de la crise sanitaire, je n’ai plus mis les pieds au bureau et je n’ai jamais autant travaillé. Nous avons écrit ce livre dans le cloud. Et cette dématérialisation va se poursuivre.» Selon les deux chercheurs, la Gig Economy n’est que le début d’une globalisation du marché de l’emploi bien plus vaste.

Demain, un cahier des charges sera divisé en une série de tâches et un algorithme ira chercher les micro-compétences (skills) sur des plateformes pour réaliser des travaux. Certaines tâches seront faites par des humains, d’autres par des machines.

«La gestion du capital humain deviendra extrêmement complexe et tout le secteur des services sera impacté à terme. L’obsolescence programmée de nombreuses compétences humaines représente, poursuit-elle, un enjeu de sécurité nationale.» Sombre prédiction? «Nous ne prédisons pas l’avenir. Nous essayons plutôt de provoquer une réflexion et de rendre les entreprises et les États attentifs à ces transformations en cours», coupe Gabriele Rizzo.

Gig Economy et Shared Services

Les signaux faibles de cette dématérialisation du travail ne manquent pas. Pensez aux plateformes de la Gig Economy: UpWork, freelancer.com, Mechanical Turk, Etsy ou Task Rabbit. Isabelle Chappuis: «Nous constatons aussi que les multinationales investissent dans plus de services partagés via le cloud. De plus en plus de travaux à haute valeur ajoutée sont en train d’être dématérialisés.»

Troisième caractéristique: la collaboration entre l’intelligence artificielle (IA) et l’humain. Gabriele Rizzo: «Il y a énormément de discours apocalyptiques sur ce sujet. En réalité, les hommes et les machines vont collaborer à l’avenir. L’IA permettra à l’humain de démultiplier sa force de calcul et certaines capacités cognitives. Par ailleurs, l’IA va pousser l’humain à puiser dans son imagination pour trouver des solutions innovantes. Cette créativité est la force de l’être humain. Les deux sont complémentaires.» Dans leur livre, ils citent l’exemple de la salle de concert Elbphilarmponie de Hambourg. Les architectes suisses Herzog & De Meuron ont recouru à l’IA pour l’acoustique de cet espace grâce à 10000 tuiles conçues par de l’IA. Aujourd’hui, les ingénieurs s’appuient sur cette technologie pour construire des ponts, des chaises et des véhicules.

Créativité, confiance, communication

Tous ces changements transformeront le rôle du manager RH, lit-on également dans la troisième partie de leur livre. La digitalisation des processus se poursuivra, ainsi que la récolte de données collaborateurs. Demain, un manager RH aura une connaissance beaucoup plus fine des ressources humaines d’une organisation (santé, état d’esprit, motivation, compétences). Isabelle Chappuis: «La capacité qu’aura un manager RH à inspirer les équipes gagnera en importance. Demain, la créativité, la confiance et la communication seront des sujets RH clés.»

Comment se préparer à ces nouveaux enjeux? «Je leur conseille de lire notre livre en commençant par la fin, répond Gabriele Rizzo. Le manager RH du futur sera constamment en train de se former. Ils ou elles devront créer le lien avec les opérations et utiliser la tech RH pour aligner l’organisation sur ces objectifs business. Créer un environnement de confiance sera déterminant également. C’est cette confiance qui stimule l’engagement. Il faudra aussi se montrer exemplaire et construire une culture d’entreprise basée sur la formation des collaborateurs et le développement durable».

Les mots sont choisis avec soin. À lire leur vision du futur des RH, on a parfois l’impression d’être dans une brochure en papier glacé du World Economic Forum, peignant un monde d’abondance, de succès et de technologie où l’économie aura sauvé la planète.

Tolochenaz et Rome

Isabelle Chappuis est née à Neuchâtel et a grandi à Tolochenaz dans le canton de Vaud. Son père travaille comme responsable commercial dans l’industrie des câbles. Avant de fonder une famille, sa mère est analyste financière à New York. De son côté, Gabriele Rizzo est né à Rome où il vit encore. Son père fut cadre dans une société privée active dans l’armement. Sa mère enseigne au gymnase. Isabelle Chappuis étudie l’économie à Saint-Gall, où elle décroche un Master en marketing et en ressources humaines. Lui étudie la physique puis l’astrophysique en terminant par un doctorat. Il bifurque ensuite vers les études prospectives stratégiques.

Il conseille aujourd’hui l’OTAN, le département fédéral des affaires militaires, les Etats-Unis et l’Italie. Elle de son côté a commencé par travailler dans la finance et les assurances avant de rejoindre en 2006 HEC Lausanne où elle s’occupera de plusieurs programmes de formation continue, dont l’Executive MBA. Leurs deux profils se complètent bien. Lui sait interpréter les signes du futur. Elle comprend l’économie et la réalité d’une organisation. On saura en 2030 si leurs images du futur auront pu se réaliser.

(1) Isabelle Chappuis et Gabriele Rizzo: «HR Futures 2030», éd. Routledge, 2021, 199 pages

Bio express - Isabelle Chappuis

  • 1995: Master en marketing et RH à St-Gall
  • 2007: Directrice de l'Executive MBA de HEC Lausanne
  • 2019: Fonde le Futures Lab de HEC Lausanne

Bio express - Gabriele Rizzo

  • 2005: Master en physique à l'Université Tor Vergata de Rome
  • 2008: Entre chez Leonardo, groupe international du secteur aéronautique et spatial
  • 2018: Conseiller au ministre de la défense italien

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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