Culture de travail

La GRH suisse vue de France

Avec son code du travail minimaliste, ses salaires élevés, son absence de conflits syndicaux et son plein emploi, la Suisse semble être aux antipodes de la France. Dans le cadre de leur master RH, 20 professionnels RH français étaient de passage en Suisse au printemps 2024. Ils ont constaté six différences structurelles. 

En France comme en Suisse, les missions des DRH s’adossent sur un socle commun. Doter l’organisation des compétences clés, recruter les bons profils de personnalité, créer des conditions motivantes et respectueuses pour les collaborateurs, coordonner le travail tout en veillant à maîtriser les charges, telles sont les missions universelles de la GRH (gestion des ressources humaines). Pour autant, les pratiques visant l’accomplissement de ces missions sont toujours singulières. À chaque entreprise sa façon de faire, inscrite dans son territoire, dans sa culture, son modèle d’affaires, son histoire, son environnement légal et institutionnel... Coup de projecteur français sur les pratiques helvétiques.

Observer l’autre, apprendre sur soi

Aller voir ailleurs, prendre du recul, se laisser surprendre est une démarche particulièrement féconde pour mieux déconstruire ce qui localement semble aller de soi. En observant les autres, on apprend évidemment sur soi.

Les praticiens RH inscrits dans le programme Master RH et RSE de l’IAE Paris-Sorbonne Business School – emmenés par le professeur Florent Noël et accueillis par le professeur Eric Davoine de l’Université de Fribourg – ont bénéficié de cette opportunité: décaler leur regard, observer les pratiques RH helvétiques, saisir les écosystèmes organisationnels suisses, le tout en rencontrant des acteurs de référence locaux représentant des secteurs différenciés: les industries horlogère et pharmaceutique, les organisations internationales sportives, la banque et le consulting. Organisé sous la forme de plusieurs workshops informels, les 20 cadres en formation ont pu échanger librement avec des experts suisses ouverts au dialogue.

Tous les sujets ont été abordés: la montée en puissance des compétences, les mécanismes de la qualification, les canons du droit du travail, la position des DRH dans les comités de direction, l’organisation et les réseaux de la communauté des professionnels RH. La Suisse n’a pas été choisie par hasard: code du travail minimaliste, salaires élevés, absence de conflits syndicaux, plein emploi, ancrage territorial. À trois heures de train de Paris et pourtant aux antipodes pour des praticiens RH français étonnés.

  • Premier dialogue, première surprise pour nos étudiants-praticiens: le salaire d’une caissière de supermarché suisse (CHF 4000.- brut par mois), soit une rémunération a priori stratosphérique (près de 3 fois le smic français). Les niveaux de rémunération leur semblent incroyablement élevés, surtout pour des emplois perçus par des experts RH français faiblement qualifiés quoi que socialement indispensables, comme le Covid 19 l’a montré... Si les salaires de cadres et de dirigeants peuvent être très élevés en France, les salaires de base sont très significativement plus bas, même si l’on prend en compte le pouvoir d’achat et le système de prestations sociales. Les niveaux de rémunération très élevés en Suisse vont de pair avec des taux de chômage très faibles et de nombreux employeurs doivent désormais développer des stratégies de marque employeur originales pour rester attractifs. Un tel niveau de rémunération s’accompagne nécessairement d’une forte pression à la productivité et d’une forte orientation qualité, qui se ressent dans les présentations des intervenants et dans les observations d’unités de production.
  • Seconde surprise, c’est «l’amour du travail bien fait» (en écho au «beau travail» que demande Hans Wilsdorf aux employés de Rolex) que l’on retrouve de manière transversale dans les différentes organisations et métiers. Les experts RH français restent impressionnés par la fierté des opérateurs d’une manufacture à parler de leur travail, ou par la qualité des interactions avec un employé de sécurité en uniforme qui s’adresse à eux comme un guide touristique. L’adhésion personnelle au rôle professionnel est total et non feint.
  • Troisième étonnement, l’efficacité de la formation professionnelle par la voie duale. Les experts RH français s’étonnent de voir autant d’intervenants ayant commencé leur carrière par un apprentissage et un CFC pour atteindre des positions hiérarchiques supérieures, comme par exemple ce chef de la salle de marché d’une banque cantonale. On retrouve en Suisse comme en Allemagne la même valorisation des «compétences métier» qui génère une culture plus horizontale, plus participative, dans laquelle chaque employé préserve une certaine autonomie de décision dans les limites du territoire organisationnel de son domaine d’expertise.
  • Quatrième surprise, corollaire de notre dernière observation. La hiérarchie des titres universitaires y est moins claire et moins importante qu’en France: le diplôme acquis en formation initiale joue en Suisse un rôle important, mais pas décisif dans les progressions de carrière, l’expertise et l’expérience acquises, les résultats obtenus et la formation continue restant des éléments forts pour légitimer l’accès aux fonctions d’encadrement.
  • En termes de formation, les qualifications professionnelles des experts RH suisses, (certificats, mais aussi les brevets et diplômes RH), est une cinquième source d’étonnement. L’organisation des formations et des qualifications professionnelles à l’extérieur d’un cadre de reconnaissance étatique est aussi une différence avec le système français où l’on pense avant tout «bac +2/bac +3/ bac +5/Grandes Écoles» pour catégoriser les qualifications. De plus, en France, la formation initiale que l’on boucle à 20 ans ou à 23 ans aura un impact majeur sur l’ensemble de la carrière et le marché pousse plutôt à choisir de prolonger ses études au départ.
  • Enfin, un sixième point d’étonnement renvoie à la simplicité du droit du travail suisse, alors que les experts RH français ont l’habitude de gérer les relations d’emploi avec le poids d’ouvrages juridiques et des règlementations contractuelles détaillées. Habitués à un droit du travail très prescriptif et assurant une forte protection sociale aux salariés, ils s’étonnent de la facilité apparente avec laquelle les responsables RH suisses peuvent licencier, sans que les syndicats s’en émeuvent. Dans cette perspective, les experts français découvrent aussi le faible taux de conflits sociaux et de jours de grève, le concept de la Paix du travail avec une culture de dialogue social moins marquée par la confrontation. La démocratie directe avec ses débats publics est sans doute aussi un garde-fou de la protection sociale. Les initiatives populaires et les votations sont des relais utiles d’un dialogue social qui se fait au moins autant dans la vie politique que dans l’entreprise. Un employeur ayant licencié abusivement ou ayant une politique de personnel trop abrupte peut craindre pour sa réputation sur la place publique, et c’est un mécanisme de contrôle tout aussi efficace que les contraintes juridiques – surtout dans un marché de pénurie de personnel qualifié.

Au-delà de ces caractéristiques et de ces différences, souvent présentées jusqu’à la caricature, il y a aussi des similitudes dans le métier RH de part et d’autre de la frontière: on y retrouve des thématiques semblables comme l’attractivité d’employeur et la pénurie de certains groupes de main-d’œuvre qualifiée, l’importance croissante des compétences transversales, la gestion de la diversité et la culture de travail inclusive, les difficultés quotidiennes à gérer les contradictions d’un management qui combine forte pression à la performance et volonté de bienveillance, la digitalisation croissante des activités RH...

Collaboration IAE Paris – Université de Fribourg

En février 2024, les étudiants professionnels du programme français de formation continue de master spécialisé RH & RSE de l’IAE Paris – Sorbonne Business School sont venus en voyage d’étude, accompagnés par le Professeur Florent Noël de l’Université l’IAE-Paris Sorbonne et par le Professeur Eric Davoine de l’Université de Fribourg.

Merci à Stéphane Crausaz, Xavier Tissières, Claire-Lise Hemeryck, Anouk Piaget, Edgar Vandel et aux équipes de UCB, du Comité International Olympique, de Cartier-Richemont, et d’une banque cantonale, pour leur accueil et la qualité des échanges sur les pratiques de leurs organisations respectives. Merci aussi à Bertrand Lanxade (Mazars), Claude Baechler (Président des examens professionnels RH SE), Etienne Parrat (Pictet), Me Adrien de Steiger (Avocat Droit du travail), Stéphane Haefliger et Angelo Vicario (Vicario Consulting) et Marc Benninger (HR Today) pour leurs éclairages d’ensemble sur les problématiques RH suisses.

 

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Professeur à l'université de Fribourg, Chaire RHO

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Florent Noël est professeur à l'IAE Paris – Sorbonne Business School.

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Stéphane Haefliger est psychosociologue de formation, membre de direction du cabinet Vicario Consulting et chargé de cours régulier dans les universités romandes. Il est également l’auteur de: DRH et Manager, levez-vous! Vie et mort des organisations, Editions EMS, Paris, 2017.

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