La malaisance de la bienveillance
La bienveillance est un terme encensé en entreprise. La prédominance d’un sujet dans les discours signifie bien souvent qu’il n’est plus présent dans les actes. Et qu’il est nécessaire de l’y faire revenir. L’on forme à la bienveillance, l’on s’exerce à la bienveillance, du côté managérial. Le collaborateur, lui, en a besoin, et à force de beaux discours, s’y attend comme un dû.

Photo: Pablo Varela / Unsplash
Serions-nous bientôt drogués aux effluves de bienveillance? La substance de la bienveillance serait-elle la sérotonine, celle du respect, de la reconnaissance, permettant de se sentir capable, digne, fier? Ou l’ocytocine, cette fameuse hormone de la relation, de l’intimité, de l’amour, au sens large? Toutes deux prennent place dans l’interaction humaine, là où un management de la performance a privilégié pendant des années la dopamine, hormone de la récompense pour son propre travail, et l’endorphine, hormone de l’effort et du workaholic.
Et oui, nous sommes dépendants, addicts, à la bienveillance. Au lien humain tissé positivement. Depuis notre naissance. Ce qui inquiète n’est pas cette dépendance, mais son affirmation. Elle vient dire en creux combien le monde d’aujourd’hui en manque.
L’isolement gagne du terrain, et encore plus vite que l’isolement, le sentiment de solitude. Il est facile de le relever, il est difficile de le contrer. Car la première étape est d’avoir du temps. Du temps pour prendre des nouvelles de son voisin, du temps pour voir ses amis, du temps pour s’investir dans une collectivité, un club, une association. Avoir du temps, dans son agenda, sur sa montre, mais également avoir du temps mental, de la disponibilité à l’autre, à son altérité, son vécu du jour et son être profond. Au-delà des discussions de comptoir, la rencontre demande un temps hors du temps, un temps de qualité. Un temps d’être, non un temps de faire. Un temps de relation, non de réalisation.
Or le temps de nos journées est largement occupé par les heures travaillées, les temps de trajet, les tâches ménagères et familiales. En même temps, la charge et le stress professionnels mènent à des activités de régulation du stress trop souvent solitaires, que ce soit au yoga ou dans le sport cardio, grignotant encore un peu le temps relationnel. La bienveillance doit donc se recevoir sur le principal temps relationnel, celui de l’entreprise. C’est la seule solution organisationnelle dans un monde où tout va trop vite.
Relation médicament
Ce report sur l’employeur interroge toutefois. Il y a une forme de malaisance à souhaiter remplir ses besoins relationnels en entreprise, à attendre de son supérieur qu’il y réponde. Car la relation, qui reste hiérarchiquement formalisée malgré tout, exige une posture professionnelle, distante, du manager, comme d’un psychiatre ou d’un coach. Elle devient relation-médicament, administrée, au plus pur sens du terme. Une forme de réification des relations humaines, une nouvelle réalisation à accomplir. Et là se crée une dépendance malsaine, comme un droit à la bienveillance, dans un contrat mercantile avec son dealer-manager. Contrat forcément trahi par d’autres urgences d’entreprise, un jour de mauvaise humeur ou de surcharge.
La relation se nourrit de réciprocité, de dialogue, dans le contexte professionnel en tant que lieu de vie, ni plus ni moins que dans ses autres lieux de vie. Elle se nourrit de temps donné et d’attention offerte, autant que de temps reçu et d’attention accordée. Elle se nourrit de petits conflits et de petites réconciliations, d’aléas qui mènent à s’investir un jour, à accueillir et accepter un autre jour, au gré des hauts et des bas de la vie.
Le temps de la présence est bien souvent empêché par la charge mentale, la fatigue, et l’incapacité à prendre une respiration. Mais aussi par la difficulté à rencontrer l’autre, dans sa fragilité, dans ses besoins – par la peur de devoir donner, s’engager, partager. Cette surprotection de soi dans un monde hostile fragilise, au lieu de renforcer, car elle isole tout en réclamant paradoxalement la pleine présence de l’autre.
La bienveillance devient un produit disponible, à sens unique, sans risques. La multiplication des coaches et accompagnants de tout type de situation de vie l’illustre bien. C’est pourtant si beau quand elle s’offre au détour d’une relation amicale ou professionnelle, par surprise, dans une petite phrase presque anodine ou dans un regard profond qui se prolonge.