La transformation du travail reconfigure l’utilisation des espaces
Le travail agile et la technologie changent notre manière d’occuper les espaces de travail. Hybride et centré sur l’humain, ce nouvel écosystème intégrera télétravail, espaces de coworking et bureaux physiques. Avec un accent mis sur la santé. Enquête.
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Depuis la crise sanitaire de 2020, de nombreuses entreprises sont en train de repenser leur utilisation des espaces de travail. Pendant la crise, le télétravail a relativement bien fonctionné. L’infrastructure technologique a tenu le coup et la baisse des heures travaillées s’est limitée à 10% en Suisse, selon les chiffres de l’OFS (Office fédéral de la statistique). Dans ce contexte, plusieurs sociétés ont décidé de réduire leurs espaces de travail, parfois de moitié. L’idée est, bien sûr, de baisser les coûts – on avance le chiffre de CHF 6000.- de loyer par collaborateur par année – mais aussi de s’adapter aux nouvelles manières de travailler. Car la crise sanitaire a été un accélérateur d’une évolution initiée bien avant la pandémie vers des écosystèmes hybrides.
Parmi les causes de ce nouveau rapport aux espaces de travail: la transformation digitale, qui démocratise l’accès à l’information; le passage d’organisation en silos vers des structures plus transversales et une plus grande porosité des frontières de l’entreprise, avec l’émergence des nouvelles formes d’emploi.
Distribué et dispersé
Le consultant irlandais Chris Kane, auteur du livre Where is my Office? et ancien responsable des parcs immobiliers du groupe Disney et de la BBC, estime que la pandémie a donné un coup de fouet à ces évolutions. «Ces six derniers mois, la transformation digitale des organisations a plus avancé que durant les six dernières années. D’un modèle consolidé et centralisé, nous passons à un modèle distribué et dispersé», explique-t-il par téléphone depuis ses bureaux londoniens.
Il poursuit: «Les espaces de travail doivent être redéfinis en y remettant l’humain au centre. Le travail au bureau a été instauré durant l’industrialisation. Ce chapitre de notre histoire est clos. La rigidité des espaces correspond aussi aux modèles organisationnels hiérarchiques et en silos. Nous entrons aujourd’hui dans l’ère de la transversalité et de l’agilité, avec des espaces flexibles et adaptés aux différentes séquences de l’activité humaine.»
20% – 60% – 20%
Le futuriste américain Rex Miller, auteur du livre The Healthy Workplace Nudge, assure lui aussi que le travail post-pandémie sera hybride. Via Zoom depuis Fort Worth au Texas, il avance: «Demain, nous travaillerons à 20% depuis le bureau, à 60% de manière hybride et à 20% en Home Office.» La partie hybride inclut les espaces de coworking et le travail mobile, depuis les transports publics ou les cafés/restaurants.
Dit autrement, le travail est désormais considéré comme une activité et non un lieu où l’on se rend. Demain, chaque collaborateur pourra choisir d’où il ou elle souhaite accomplir ses tâches. Et ce lieu dépendra des différentes séquences d’une journée de travail et des impératifs privés de l’employé.
Espaces de coworking
En Suisse romande, on compte aujourd’hui pas moins de 150 espaces de coworking. Une offre qui a explosé ces quinze dernières années. Les grands acteurs sont IWG (ex-Régus) et The Impact Hub Company en Europe, WeWork aux Etats-Unis et une multitude de petits acteurs locaux.
L’avantage de ces espaces est d’offrir une palette de services (restauration, café, imprimante, salles de réunion) et la fertilisation des affaires grâce aux échanges entre les start-ups et freelancers qui y travaillent. Par ailleurs, pour augmenter leurs revenus, de plus en plus d’entreprises et de cafés/restaurants transforment une partie de leurs locaux en espaces de coworking. Selon une étude citée par Chris Kane, 30% de la force de travail va opérer depuis ces lieux en 2025.
S’adapter à l’humain
À l’avenir, les espaces de travail devront répondre aux besoins des collaborateurs en termes de contact social et de travail collaboratif, poursuit Chris Kane. «Et il n’y aura pas une taille pour tous. Chaque entreprise va créer son propre modèle. Le secteur immobilier a pris l’habitude de nous imposer ses formats. Ce temps est révolu. Les investisseurs et les propriétaires de ces bâtiments vont devoir tenir compte des besoins des utilisateurs. Dorénavant, c’est l’espace qui s’adaptera à l’humain et non l’inverse», estime le spécialiste.
Activité, agilité et porosité
Les espaces de travail «nouvelle génération» devront donc être conçus en tenant compte de plusieurs facteurs. En premier lieu: l’activité. Selon Rex Miller, une journée de travail se divise en quatre séquences: un travail de routine (emails, tâches répétitives); un travail de concentration (rédaction d’un rapport, problème complexe à résoudre); des moments de repos (silence, pause) et un temps de distraction (échanges informels autour de la machine à café ou du babyfoot). Les espaces doivent refléter ces différentes séquences.
Le deuxième ingrédient est la flexibilité. Aujourd’hui, la complexité et l’adaptation permanente aux besoins des clients exigent plus d’agilité dans l’organisation du travail. Les structures hiérarchiques et les silos laissent progressivement la place à des organisations intégrées et transversales. Cette nouvelle manière de travailler exige des espaces flexibles, voire modulables selon l’activité.
Troisième changement qui impacte le design de ces espaces: la montée des nouvelles formes d’emploi. Collaborateurs à temps partiel ou en jobsharing, travailleurs temporaires, freelancers et consultants rendent les frontières de l’entreprise plus poreuses. Le noyau de collaborateurs fixes a tendance à se réduire alors que grandit un essaim d’externes autour de l’organisation qu’il faut pouvoir accueillir le temps d’un projet.
Culture d’entreprise
L’autre enjeu sera l’impact de ces transformations sur la culture d’entreprise. Selon Rex Miller, la culture est ce qui se passe dans votre entreprise quand vous n’y êtes pas. Quelles seront les valeurs de l’après-crise? «Le respect sans doute. Dans mon livre, j’avance l’idée que nous allons passer d’une culture du push, décidée par la direction, vers une culture du pull, imaginée par les parties prenantes de l’organisation. Les questions de sécurité informatique vont monter en puissance. Je vois aussi des arbitrages à faire en termes de sécurité versus liberté. Le marché des applications RH est en plein boom, avec une série d’outils qui permettent de monitorer la santé des collaborateurs. Mais cette technologie empiète sur nos vies privées. Ces questions vont préoccuper les RH de demain.»
Bâtiments sains
Demain, il faudra aussi proposer des espaces de travail attractifs et sains, afin d’encourager les collaborateurs à y venir. Dans un livre paru en 2020 sur la santé des bâtiments, deux chercheurs américains de Harvard, Joseph G. Allen et John D. Macomber (voir le compte rendu vidéo du livre) rappellent que nous passons 90% de nos vies à l’intérieur. La qualité des bâtiments a donc un impact fort sur notre santé. Les deux auteurs passent en revue les ingrédients d’un espace de travail sain: qualité de l’air et de l’eau; bonne acoustique et protection contre les nuisances sonores; lumière naturelle en abondance; limiter la poussière et les moisissures et respecter les règles de santé & sécurité au travail.
Rex Miller consacre plusieurs chapitres à ces enjeux de santé au travail. Il montre que ce sont les maladies chroniques (problèmes cardio-vasculaires et respiratoires, diabète de type 2 et cancers) qui nuisent le plus à la santé. Or diminuer ces risques est difficile, puisqu’il faut changer les comportements (plus d’activité physique, meilleure alimentation, limiter la consommation d’alcool/drogue/tabac et baisser le stress au travail).
Rex Miller critique également les programmes de wellness (abonnement au fitness, panier de fruits et autres massages) qui n’intéressent que 15% des collaborateurs. Pour toucher l’ensemble du personnel, il recommande de soigner la qualité des bâtiments (comme indiqué ci-dessus). Chaises, tables ergonomiques et alimentation saine doivent aussi figurer au menu.
Par défaut
Ces prestations devraient être proposées par défaut, insiste-t-il. Chez Google, les M&M’s et les chips sont dissimulés alors que les fruits et les boissons sans sucre sont à portée de main. Les ascenseurs devraient également être plus difficiles d’accès alors que l’escalier sera placé à l’entrée principale. Rex Miller conseille également de se focaliser sur les points de frictions de l’organisation: le parking, le hall d’entrée, le coin café et la place de travail.
Il explique: «C’est en soignant ces étapes-clés du parcours du collaborateur dans l’entreprise que l’on peut lui offrir la meilleure expérience. Les hôtels de luxe l’ont compris depuis longtemps. Or ce sentiment agréable réduit le stress. Et nous savons que l’accumulation du stress durant la journée provoque des habitudes de compensation le soir.»
Mobilité et écosystème
La transformation des espaces de travail répond également à des enjeux de mobilité. L’urbanisation galopante de nos sociétés engorge les zones périurbaines aux heures de pointe. En Inde, on estime que 400 millions de personnes iront s’établir en ville d’ici à 2050. Or pourquoi passer deux heures dans les bouchons tous les jours si vous pouvez l’éviter? La tendance actuelle – qui semble s’accélérer depuis la crise de 2020 – est de décentraliser les bureaux. Au lieu d’un grand site de 500 à 1000 personnes, certaines entreprises (Romande Energie par exemple, lire ici) proposent plusieurs petits hubs de 50 à 100 personnes. C’est aussi une manière de se rapprocher de leurs clients.
L’autre tendance de fond est d’implanter les bureaux dans un écosystème plus large, avec des commerces, des salles de fitness, des restaurants et des lieux culturels. C’est notamment la voie choisie par le géant Microsoft qui va inaugurer ses nouveaux locaux en automne 2021 à Zurich. L’entreprise de vente en ligne QoQa s’en est également inspirée pour son nouveau siège à Bussigny (canton de Vaud). Prévu pour 2021, ce hub de 9000 m2 devrait accueillir d’autres start-ups et PME de la région, soit l’équivalent de 400 places de travail.
Loyers et investissements
Construire des espaces de travail flexibles et sains implique un surcoût de 1 à 2%, estime Rex Miller. En échange, les propriétaires peuvent exiger une hausse de loyer de 10%. Ce calcul tient compte de la hausse de productivité induite par ces nouveaux espaces de travail. Joseph G. Allen et John D. Macomber citent quant à eux la règle du 3-30-300. Comme la masse salariale est la plus grande charge des entreprises, investir sur les bâtiments est un levier peu coûteux, argumentent-ils. Pour 300 francs de salaire annuel, l’entreprise paie 30 francs de loyer et 3 francs de frais fixe (chauffage, électricité, eau). À noter aussi que 40% des énergies fossiles consommées dans le monde le sont dans les bâtiments. Construire ou rénover ses locaux commerciaux avec des matériaux propres et aux dernières normes environnementales est donc un puissant levier en termes de développement durable.
Chris Kane
Chris Kane est auteur et conseiller en espaces de travail chez Six Ideas à Londres. Il conseille notamment Amazon. Contact: chris.kane@sixideas.com
Rex Miller
Rex Miller est auteur, futuriste et consultant en culture d'entreprise. Il conseille notamment Google, Facebook et GoDaddy. Lien: http://rexmiller.com