Le rôle des valeurs en organisation

La valeur d’une charte de valeurs

Que faut-il entendre par valeurs d’entreprise? Comment concilier les valeurs personnelles avec les valeurs communes? Dans un univers organisationnel en mutation (globalisation, démographie, technologies), que restera-t-il des valeurs? Définitions, enjeux et quelques réflexions autour des fondements de l’entreprise. 

Volontairement ou sous la pression sociale, juridique et médiatique, la plupart des entreprises et organismes publics affichent une charte d’éthique. Lisse, rassurante, souvent synthétique, elle liste un certain nombre de valeurs. Des valeurs placées au centre de l’identité de l’organisation qui sont supposées texturer et orienter l’activité quotidienne comme la stratégie.

A l’heure où de nombreuses voix s’accordent à déplorer une perte de sens généralisée, un manque de repères, une telle posture affirmative peut surprendre. Qualité, Innovation, Satisfaction client, ou encore Environnement comptent parmi les valeurs les plus plébiscitées. Loin de nous l’idée d’accuser les rédacteurs de ces chartes de manipulation ou de cynisme. Mais nous voudrions savoir si elles permettent véritablement d’orienter l’action collective vers le but désiré.

Les fréquentes conversations que nous avons avec des cadres opérationnels et des responsables ressources humaines indiquent plutôt le contraire: une percolation vers la base hautement aléatoire. Pire: des appropriations différenciées voire opposées; alors même que l’adhésion et l’investissement émotionnel dans ces mêmes valeurs est souvent très fort. 

Quel est le problème, alors? Pourquoi dépenser tant d’efforts dans la mise sur pied de textes à vocation performative s’ils sont suivis de si peu d’effets? Y a-t-il des alternatives? Pour le comprendre, nous proposons le détour par la philosophie. Ici, il s’agit avant tout de l’exercice particulier d’une attention au sens des mots. Une prise en charge de leur complexité. Qu’est-ce qu’une valeur? A quoi cela est-il sensé servir, au juste? 

Avant de désigner ce qui est plus ou moins estimé ou désiré par un individu ou un groupe social, le sens premier de «valeur» est «force, courage à la guerre, dans le combat» (Littré). Avec pour contraire la faiblesse, la lâcheté. Quel rapport, demandez-vous? Prise dans ce sens, purement singulier, la valeur signe du courage désigne un rapport particulier à soi et aux autres.

Rapport à soi 

Être reconnu homme ou femme de valeur exige d’incarner profondément ce que l’on croit juste et bon. Et d’en assumer les risques. La philosophie grecque désignait cette attitude du nom de parrhèsia, dont l’emblème est Socrate, condamné à mort par Athènes pour avoir refusé de renoncer à sa pratique du questionnement radical. 

Le grand philosophe Michel Foucault a consacré ses derniers cours au Collège de France à l’analyse de cette notion. Epimeleia eautou, «soucie-toi de toi-même», le grand principe grec, ne veut pas dire autre chose. Ecoute ce qui résonne en toi et fais-le jouer, comme une musique. Vivre sous le signe de la parrhèsia revient à produire des vérités, au sens propre, de les pousser devant soi, de les soumettre au jugement collectif. 

Pousser veut dire qu’on ne peut se cantonner dans le langage, dans les déclarations d’intentions; mais qu’on a bien affaire à un acte physique. Les vérités ainsi assumées dessinent le costume avec lequel chacun pense, analyse, décide et agit. Ce qui est considéré comme important, voire non négociable, est porté comme une valeur par un individu. Qu’elle soit transmise par un contexte culturel, une éducation ou choisie plus librement, cela n’est pas très important à ce stade. 

Prises dans ce sens, les valeurs-vérités forment système en tant qu’elles sont la déclinaison au pluriel de la valeur signe de courage. Elles servent de repères, de filtre dans l’analyse et la décision. En arrière-fond souvent implicite, elles texturent donc la manière dont les membres d’une organisation agissent et évoluent. Seuls? Assurément pas. 

Rapport aux autres 

Le courage que requièrent les valeurs engage leur porteur dans son rapport aux autres. Certes, des rapports de force font très vite jour, mais la question n’est pas d’abord de savoir comment prendre le dessus. Il s’agit plutôt d’acquérir une lisibilité qui semble trop souvent faire défaut. Qualité, Innovation, Satisfaction client signifient pour moi quelque chose de très précis. Mais que signifient ces mots pour lui, pour elle avec qui je suis amené à travailler au quotidien? Et suis-je bien sûr d’expliciter suffisamment finement le sens que ces mots revêtent lorsque je les prononce ou les affiche dans mes présentations? Suis-je même certain d’en percevoir le sens aussi subtilement que possible?

Enfin, des valeurs contradictoires peuvent coexister chez une même personne. Il n’est par exemple pas évident que respect et leadership puissent toujours s’accorder harmonieusement. On commence à le comprendre: quelles que soient la sincérité, la légitimité et l’importance des valeurs affichées, celles-ci courent le risque d’envelopper un cruel malentendu. 

Un flottement générateur d’incompréhension mutuelle et de frustration qui se traduit bien souvent en perte de temps voire en erreurs stratégiques aux conséquences potentiellement graves. Un véritable et sincère effort d’explicitation est donc nécessaire, afin de donner prise à des relations plus denses, plus vraies. Explicitation de soi en même temps qu’effort de compréhension des autres permettent une lisibilité plus grande et plus de variété dans la confrontation. Plutôt que des affrontements figés et répétitifs, une perception fine de ses valeurs et des valeurs de chacun ouvre des espaces d’échange et de créativité. Les valeurs sont d’abord un moyen de se relier. 

Géométrie ou algèbre? 

Charte éthique et valeurs corporate sont-elles à même de garantir de telles conditions de fluidité créative? Et comment obtenir un certain équilibre entre valeurs individuelles et valeurs collectives? Trop souvent, ce qu’on appelle à tort «philosophie d’entreprise» fige le sens plutôt qu’il ne le libère. A l’inverse, nous militons pour une pratique philosophique de questionnement permanent.

Nombreuses sont les organisations fonctionnant encore selon le modèle de la géométrie cartésienne, celle d’un monde sans frictions ou, ce qui est presque pareil, aux affrontements clairs et distincts. Ce modèle, celui de l’organisation militaire, parfait dans un contexte extrêmement hiérarchisé, rêve d’un corps d’hommes évoluant comme un seul. Il a l’espoir que les entités qui le composent s’approprient les valeurs dictées sans «perdre» un temps précieux en argumentation. 

Obéissance, discipline et loyauté doivent conduire à une efficacité parfaite. Qui peut encore y croire aujourd’hui? Etrangement, «valeur», dans sa grande variété de sens, peut également désigner la «qualité de ce qui produit l’effet souhaité» (Robert). La valeur d’une méthode est son efficacité, son utilité. Une charte de valeurs serait-elle sans valeur? Comment une organisation destinée à créer de la valeur peut-elle se doter de valeurs? Reprenons. 

L’ancienne structure hiérarchisée est en train d’exploser sous l’effet de trois mutations profondes de la société contemporaine, lesquelles impactent la question qui nous occupe ici en la peuplant d’inconnues. La globalisation d’abord, qui fait cohabiter des ressortissants d’aires culturelles très diverses, souvent dans les mêmes équipes (la Chine est dans tous les esprits). Les modifications de la composition démographique ensuite, qui voient collaborer des individus porteurs de visions du monde et d’aspirations professionnelles très différentes (fidélité à l’entreprise, équilibre entre vie privée et vie professionnelle, etc.). 

Enfin, les technologies de communication injectent des modes d’échanges d’idées et d’informations concurrents des voies traditionnelles (les réseaux sociaux à l’heure de l’internet adawat).

Des habits trop grands 

Dans un tel contexte de bouleversements, la crispation n’est jamais loin. L’urgence est au calme de l’échange, dense et précis. Au mieux, le concept de valeur est résolument polysémique, présente une grande plasticité. Au pire, il sonne creux. Ce vide est immanquablement investi d’une pluralité de significations. 

Cette situation, à bien des égards inédite, requiert le déploiement d’un art subtil consistant à créer des zones de turbulence tout en évitant à la fois l’escalade et le blocage. Il est nécessaire d’encourager la réception et l’interprétation fines des valeurs collectives. Comment? En libérant la parole. Un relief peuplé ne vaut-il pas mieux qu’un désert bien lisse? 

En d’autres termes, il est nécessaire de maintenir la complexité pour apprendre à y circuler plutôt que tenter de la réduire dans des grandes catégories. Encourager la réflexivité, cultiver la précision et la finesse doivent ouvrir des espaces de fluidité et affiner les mouvements. 

N’oublions pas que les valeurs que l’on porte et qui nous portent sont le costume avec lequel on se présente aux autres et au travers duquel ceux-ci nous identifient. Ces habits sont parfois un peu trop grands, sans que l’on s’en rende compte. Nos mouvements en deviennent flous et entravés. Assumer une silhouette précise, oser une certaine liberté d’expérimentation signifie ouvrir des possibilités de relations profondes, de loyautés choisies, de respect mutuel, de motivation et de créativité.

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Cet article est le fruit d’un travail collectif. Le Projet Socrate propose au monde du travail les ressources de la philosophie afin de lui permettre d’améliorer ses capacités prospectives, relationnelles et productives.

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