«Les entreprises deviennent des lieux de tensions sociales»
Le sociologue Danilo Martuccelli, spécialiste des liens sociaux, livre ici son analyse des rapports entre employés et employeurs et le rôle des valeurs dans cette relation.
Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch
Le sociologue Danilo Martuccelli, spécialiste des liens sociaux, livre ici son analyse des rapports entre employés et employeurs et le rôle des valeurs dans cette relation.
Professeur de sociologie à l’Université Paris Descartes, dans la Faculté des Sciences humaines et sociales - Sorbonne, Danilo Martucelli est un spécialiste des liens qui unissent les membres de la société. Agé de 47 ans, l’académicien est aussi chercheur au CERLIS, le Centre de recherche sur les liens sociaux.
Originaire du Pérou, il a débuté ses études à Cordoba en Argentine avant de traverser le Pacifique pour réaliser un doctorat dans cette matière à Paris. Il a notamment travaillé au CNRS, Centre national de la recherche scientifique, au CADIS à Bordeaux avant de se lancer dans l’enseignement à Lille et de poursuivre à Paris à la rentrée 2010.
A ce jour, il est spécialisé dans le domaine de la théorie sociale et la modernité, mais aussi dans les problèmes d’éducation à l’école, la sociologie politique ou encore les processus d’individuation, soit la manière dont les individus sont fabriqués par la société, problème auquel il a consacré une importante étude empirique (Forgé par l’épreuve, Armand Colin, 2006). Auteur d’une vingtaine de livres, il est couramment invité dans plusieurs universités dans le monde. Son dernier ouvrage est La société singulariste (Armand Colin, 2010).
Quelles sont les valeurs les plus importantes dans les entreprises de nos jours?
Danilo Martuccelli: Si l’on observe l’évolution de ces dix dernières années, la production et le profit sont tout le temps mis en avant. Dans certains grands groupes, elles posent beaucoup de problèmes dans l’organisation du travail des collaborateurs. Il apparaît dès lors des dérives, des pressions, et des injonctions qui font souffrir les travailleurs. Ces derniers estiment que l’entreprise, véritable lieu de tensions sociales, ne les récompense pas assez et que ses exigences sont nettement trop fortes.
On constate un phénomène de court-circuit entre employeur et employé en lien direct avec la forte pression exercée qui engendre un malaise au sein des effectifs. A ce sujet, il est intéressant de relever que ce malaise atteint aussi les PME. L’une des erreurs de la société est de lire le monde du travail à partir du seul regard des grands groupes économiques dont les objectifs de profits sont généralement très élevés, surtout s’ils sont cotés en bourse. On se focalise donc sur la manière de fonctionner des grandes sociétés et on oublie que dans la réalité de nombreux individus travaillent pour des PME.
La grande difficulté avec les valeurs d’entreprise est de les faire accepter par la base, par un processus participatif. Ce qui n’est quasiment jamais le cas. C’est pour cette raison que les valeurs restent souvent des beaux slogans sur les chartes d’entreprise. Comment expliquer ce décalage?
En effet, on observe souvent un tel décalage entre la représentation collective et celle que se fixe une entreprise. Par exemple lors d’un licenciement de groupe, l’émotion collective est palpable en guise de protestation contre les plans sociaux mis en route. Dans un tel cas de figure, la base des employés peine souvent à se faire entendre.
Alors que faut-il faire?
Tout d’abord, il ne faut pas oublier que la première récompense du travail reste le salaire. Dans notre société, on partage les profits entre le capital et le travail, mais dans la dernière période on assiste, avec évidemment des variantes importantes selon les situations, à une modération des hausses des salaires. Les augmentations de rémunérations sont donc moins importantes qu’attendues, contrairement à celles des profits et des dividendes des actionnaires.
Cette situation engendre un sentiment croissant de frustration économique, d’autant plus fort que bien des salariés ressentent que les dépenses de leurs ménages augmentent sans cesse. Il existe actuellement une sorte de malaise économique qui atteint toutes les classes de la population, y compris la classe moyenne.
Comment le collaborateur accueille-t-il les valeurs de son entreprise?
Il est important de ne pas oublier que beaucoup de personnes ne recherchent pas forcément des valeurs dans leur travail, mais plutôt une rémunération. Lorsque les cadres sont jeunes et dynamiques, ils adhèrent au projet et travaillent corps et âme pour leur employeur.
Après quelques années, certains d’entre eux sont alors soit déçus dans leurs attentes par la rétribution de leur salaire ou par une absence de promotion. La frustration survient et le cadre n’est plus satisfait de son activité professionnelle. Il ne croit plus que s’impliquer fortement pour les valeurs de sa société sera récompensé un jour. Je pense que les entreprises qui n’ont pas joué la carte de l’injonction à l’adhésion aux valeurs ont paradoxalement une démarche plus saine, car elles ne vivent pas de contradiction entre leur discours à leurs effectifs et la réalité que vivent les employés.
Mais pour rendre compte de cette problématique, il faut se rappeler qu’il existe toujours un écart important entre le travail prescrit et le travail réel. Ce que l’employé fait ne correspond que très partiellement à ce qu’on lui demande de faire. Les salariés d’ailleurs recherchent généralement cette marge d’action et d’autonomie dans leur activité professionnelle.
Une valeur touche au qualitatif et à l’intangible. Ce sont des notions difficiles à cerner dans le cadre de l’entreprise où règne le mesurable et le quantitatif. Comment passer de l’un à l’autre?
Il ne s’agit pas d’un problème spécifique à l’entreprise. Toute organisation ou institution rencontre la même difficulté: comment faire pour que les individus adhèrent ou en tout cas participent au bon fonctionnement de l’organisation? Pour certains, cela se fait par une adhésion volontaire, pour d’autres par le biais de tout un système de contraintes pratiques et symboliques.
Comment diffuser de l’intangible de façon rationnelle dans une organisation?
De bien des manières. L’une d’entre elles, qui constitue à bien des égards l’ancêtre de maints dispositifs actuels, a été le modèle dit des «relations humaines». Afin d’impliquer les salariés dans l’entreprise, on a essayé de les motiver, en leur faisant partager certaines valeurs ou en leur transmettant un sentiment d’appartenance statutaire à un collectif.
Certaines valeurs ont de la peine à passer les frontières. L’ambition, par exemple, une valeur très française, n’est pas bien perçue en Suisse. On retrouve le même problème avec les valeurs des multinationales américaines qui peinent à convaincre dans les filiales européennes. Qu’en pensez-vous?
Les grands groupes en se délocalisant ou en s’implantant à l’étranger, voient leurs valeurs s’adapter plus ou moins bien aux normes des collaborateurs en fonction des différents pays où ils officient. Bien sûr, il y a parfois des tensions et des désaccords culturels qui peuvent créer des conflits d’intérêt entre les individus et l’entreprise. Prenons l’exemple de la série TV Dallas qui se déroule dans le monde du pétrole au Texas dans les années Reagan. La série a connu un vif succès en Europe et dans les pays arabes. En revanche, elle n’a pas fait long feu au Japon où elle a très vite été déprogrammée, car la série donnait une image inacceptable, au vu des valeurs de ce pays, du monde de l’entreprise.
Parlons de la diffusion des valeurs dans une organisation. Les sociologues constatent que les collaborateurs adaptent ces valeurs à leur réalité. Cette modification des valeurs pour mieux s’adapter à la réalité des individus est-elle la seule solution?
Là encore, ce n’est nullement un problème propre à l’entreprise. Toute organisation sociale a des principes, des valeurs, qu’elle transmet aux individus, et ceux-ci les appliquent, les adaptent ou les contournent en fonction des impératifs de la pratique. Dans ce sens, et pour rester dans l’entreprise, il y a toujours eu, je le répète, un écart entre le travail prescrit et le travail réel. Souvent, et n’en déplaise aux directeurs de ressources humaines ou aux contremaîtres, le travail n’est possible que grâce au bon vouloir des salariés qui, pour assurer la bonne marche de l’entreprise, sont contraints de transgresser les règles et de colmater bien des brèches existantes au niveau normatif.
Plusieurs auteurs (Daniel Pink, Warren Denis, Henry Minzberg) assurent que la société de la connaissance verra s’imposer les valeurs et les idéaux. Cette apogée des valeurs est notamment liée à la percée des nouvelles technologies de l’information, qui permettent d’automatiser toute une série de tâches, la différence se faisant dès lors dans le domaine des idées. C’est aussi ce que prédisent les spécialistes de la génération Y…
Il faut peut-être différencier les choses. Le fait que les dispositifs techniques puissent effectuer de plus en plus de tâches, et que, dans certains secteurs, et seulement dans certains secteurs, il existe dès lors une automation croissante du travail ne signifie nullement le triomphe des valeurs. Cela signifie plutôt que l’apport humain dans le travail se modifie: elle suppose et exige de plus en plus une forte implication subjective. Une implication que les entreprises ne cessent de réclamer sans toujours octroyer, en retour, les récompenses économiques ou symboliques suffisantes.