Le coût du Swiss made
Professeur à la Haute Ecole Arc Santé de Neuchâtel, ingénieur, hygiéniste du travail et docteur en psychologie, Christian Voirol observe et accompagne les entreprises suisses depuis 30 ans. Voici son diagnostic de quelques dysfonctionnements actuels.
Photo: Olivier Vogelsang / disvoir.net pour HR Today
Bourreau de travail, Christian Voirol a décidé de se calmer depuis qu’il a passé le cap des 60 ans. «Je ne travaille plus les week-ends, sourit-il. Avec l’âge, la fatigue me rattrape en fin de semaine.» Un essoufflement qui touche aussi le personnel des établissements de soins. «Les organisations ont de moins en moins de moyens alors que les exigences quantitatives et qualitatives restent élevées en Suisse. Mais comment produire de la qualité sans en avoir les moyens?», lance Christian Voirol. Son constat vaut également pour l’industrie, les services, le social et la grande majorité des PME du pays. Le Swiss made a un coût. Il se paie aujourd’hui en risques psycho-sociaux, en surmenage et en absentéisme. Pour poser le diagnostic et suggérer des pistes de solutions, il nous reçoit dans son bureau de la Haute Ecole Arc Santé de Neuchâtel. L’œil vif, le verbe rapide et le sourire jamais loin.
Equilibrer résultats et climat de travail
Sa grille de lecture est simple. En organisation, le but est de délivrer des résultats tout en maintenant un climat de travail suHisamment bon. L’équilibre est délicat. Plus vous augmenter les exigences de qualité (sans accroitre les ressources), plus le climat risque de se dégrader. Pour évaluer une organisation, Christian Voirol utilise cinq indicateurs: qualité du service/produit, expérience client, qualité de vie au travail des employés∙es, eHicience économique et durabilité. Il explique: «Toutes ces dimensions sont interdépendantes. Réduisez vos coûts pour être plus efficient et vous allez forcément réduire la qualité du service et/ou la qualité de vie au travail. Faites l’inverse et c’est votre marge brute qui diminue».
Les comptables au pouvoir
Depuis la fin des années 1990, c’est cette dimension administrative et financière qui a pris le dessus dans beaucoup d’organisations. Avec la mondialisation, les entreprises suisses évoluent dans un marché de plus en plus concurrentiel. Elles font la différence grâce à la réputation du Swiss made. Mais cette qualité a un coût. Pour sauvegarder les marges, les Chief Financial OHicers serrent la vis avec du controling et reporting à tout va. Ce phénomène touche aussi le secteur des soins et des services sociaux. Christian Voirol: «Par exemple, depuis l’introduction du Resident Assessment Instrument (RAI) au début des années 2000, un outil qui permet de définir la dotation en EMS (établissement médico-sociaux), ce sont les comptables qui ont pris le pouvoir. Chaque EMS reçoit une dotation en personnel correspondant à l’évaluation RAI des caractéristiques de ses résidents. Mais comme il y a un décalage de six mois entre l’évaluation des besoins et l’établissement de la dotation, c’est très compliqué de trouver un équilibre.»
Les absurdités de l’efficience
Il explique: «L’efficience est fondée sur une normalisation des qualités et des quantités. Pour garder le contrôle sur les coûts de la santé, les différents acteurs imposent des normes et un système d’évaluation des besoins en personnel qui contraint significativement les modes de travail et la qualité de vie au travail. A terme, c’est le sens du travail qui est menacé». Un autre exemple de dysfonctionnement de ce système est l’absence de financement de la collaboration entre soignants. «Hors du milieu hospitalier, le système ne prévoit aucune dotation pour l’interprofessionnalité. Donc quand plusieurs soignants·es se réunissent pour discuter d’un patient complexe, ils/elles ne sont pas rémunérés∙es. Résultat: ils ne le font plus! Ce système, qui semblait pertinent à l’origine, produit aujourd’hui de nombreuses absurdités».
Le bullshit du manager agile
Christian Voirol est aussi en accord avec plusieurs idées que Christophe Genoud énonce dans son livre sur le bullshit du management agile et du bonheur au travail. «Je suis d’accord avec lui. Si vous ne tenez pas compte des contraintes normatives de l’activité, c’est aux individus de s’adapter. Prophétiser le management agile sans changer le contexte revient à abandonner les individus à eux-mêmes. Ils sont alors les seuls responsables de l’atteinte des objectifs. Ce n’est pas de la confiance, mais de l’imputabilité. Ce que les organisations doivent promouvoir, c’est l’adaptation du travail aux ressources, en accompagnant leurs employés dans le changement.
Une piste de solution: la régulation
Comment s’en sortir? Christian Voirol n’a pas de solution miracle. «C’est une question de régulation. Nous l’avons bien vu durant la crise du Covid. En quelques semaines, de nombreuses organisations se sont adaptées à une situation très contraignante et ont su maintenir une bonne productivité. La hiérarchie a dû lâcher le contrôle et les managers de proximité et les employés ont pris le pouvoir pour traverser la crise. Et ça a fonctionné!» L’acteur clé de cette régulation, c’est lui: le ou la chef·fe d’équipe, l’employé·e pivot ou le gestionnaire. «A lui ou à elle d’anticiper le fonctionnement de l’équipe en mode dégradé. Les employés sur le terrain sont les mieux à même d’anticiper les impacts sur les cinq dimensions citées plus haut. C’est le rôle du manager de premier niveau de préparer et de remonter ces diHérents scénarios et leurs impacts. Ensuite, c’est à la hiérarchie de faire les arbitrages.» Il donne l’exemple d’une équipe de 8 soignants qui s’occupent de 30 résidents dans un EMS. «Que font-ils s’ils se retrouvent à 7 ou à 6? Vont-ils continuer à délivrer les mêmes prestations? Au lieu de trois douches par semaine par résident, ils pourraient passer à deux. Mais cette dégradation du service est une décision qui doit être assumée par la direction. C’est elle qui alloue les ressources, à elle également de choisir et d’assumer les contingences... En équilibrant climat et résultats».
L’amélioration continue comme principe de gestion
Christian Voirol est aussi un adepte de l’amélioration continue (la fameuse roue de Deming et le cycle Plan-Do-Check-Act – PDCA). Il explique: «Dans les années 2000, Deming a remis l’accent sur la nécessité de réintroduire la notion de confiance et redonner du pouvoir aux employés et aux managers de proximité. Ces derniers sont dans une position délicate entre l’arbre et l’écorce, et ont un rôle essentiel à jouer pour gérer l’équilibre climat-résultat, réguler l’absentéisme, faire remonter l’information ou encore créer du lien entre le terrain et les décideurs. Il faut redonner du pouvoir à ces cadres de proximité, les former et les accompagner dans cette démarche d’amélioration continue.»
Des Pâquis à Neuchâtel
Son cadre de proximité à lui est le quartier des Pâquis à Genève où il est né en 1963. Son père est chauHeur de taxi, sa belle-mère secrétaire. Mauvais élève, il découvre très vite la diversité du monde: «sur 22 élèves dans la classe, il y avait 15 nationalités». A 12 ans, il se découvre une passion pour l’informatique et entre à 14 ans à l’Ecole d’ingénieurs de Genève. En 1984, il fera partie de la 1er volée d’informaticiens diplômés de l’école. Après un premier emploi chez Charmilles Technologies (fabriquant de machines d’usinage), il est engagé en 1986 au Centre Suisse d’Electronique et Microtechnique (CSEM) à Neuchâtel. Pendant ces années, il se forme en pédagogie et en psychologie et enseigne l’informatique au Centre de formation professionnel neuchâtelois (CPLN). En parallèle, il suit des cours de gestion à l’Ecole supérieure des cadres pour l’économie et l’administration de Neuchâtel (ESCEA). Il y rencontre celle qui deviendra sa collègue puis son épouse, Marie-Claude Audetat, psychologue du travail. Ensemble, ils fondent en 1992 le cabinet Psynergie qui accompagne les entreprises de Suisse romande sur les questions de management, de changement organisationnel et de gestion du burnout.
Hygiéniste et photographe
Avec l’introduction de la directive MSST en 2000 (abréviation pour l’appel à des Médecins et autres Spécialistes de la Sécurité au Travail), les enjeux de santé au travail prennent de l’ampleur en Suisse. Christian Voirol devient hygiéniste du travail et obtient un Master en santé au travail à l’Ecole polytechnique de Zurich et à l’Université de Lausanne. En 2001, pour réaliser son mémoire de maîtrise, il s’établit avec sa famille à Montréal. Il y mène aussi des mandats de conseils et travaille notamment pour Hydro-Québec (25'000 employés). Workaholic et curieux, il poursuit son parcours académique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) avec un PhD en psychologie et un Post-doc en relations industrielles à l’Université de Montréal. Membre de l’Ordre des psychologues et membre de l’Ordre des conseillers en RH du Québec, il revient en Suisse en 2013 et dépose ses valises académiques à la Haute Ecole Arc Santé de Neuchâtel. «J’ai toujours voulu transmettre mes connaissances aux nouvelles générations», sourit-il. Et comme il ne travaille plus les week-ends, dès le vendredi soir, il sort son appareil photo et observe les étoiles.
Bio express
1984 Ingénieur en informatique
1992 Fonde Psynergie, cabinet de conseils RH
2010 Docteur en psychologie, Université du Québec
2012 Post-doc en relations industrielles, Université de Montréal
2013 Professeur ordinaire à la Haute Arc Santé, Neuchâtel