Regards

«Le CV anonyme va finir par s’imposer dans le recrutement»

Dans son dernier livre, «DRH. Le livre noir», publié en début d’année, le professeur français Jean-François Amadieu, spécialiste de la gestion des ressources humaines et des relations sociales, assure que les pratiques discriminantes au moment de recruter, de rémunérer et d’évaluer sont monnaie courante.

Pour une fois que la fonction RH fait parler d’elle, elle en prend pour son grade. Publié en début d’année aux éditions du Seuil: «DRH. Le livre noir»*, du professeur Jean-François Amadieu de l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, brosse un portrait au vitriol des pratiques de gestion RH. Les discriminations à l’embauche sont courantes. La tendance des recrutements via les réseaux personnels favorise la discrimination sociale (on recrute plus facilement les personnes qui ont la même origine sociale que nous). Mais il dénonce aussi un relativisme scientifique qui a permis l’émergence de plusieurs outils de management hautement discutables (graphologie, tarot, numérologie et astrologie par exemple). Depuis son domicile parisien, Jean-François Amadieu revient sur ce constat à charge.

Le marché du travail français traverse une crise profonde: chômage record, perte d’investisseurs, manque de compétitivité. N’est-ce pas le modèle de l’«assimilation» à la française qui est mis en cause dans votre livre, plutôt que toutes ces pratiques managériales discriminantes?

Jean-François Amadieu: Non, le modèle républicain n’est pas remis en cause. Mon bouquin révèle plutôt une caractéristique bien française: nous affichons des principes et un certain nombre de valeurs, mais nous ne les mettons pas en œuvre dans la réalité. Prenez l’exemple des effets de l’origine sociale sur le recrutement et la rémunération. Sur ce sujet, il existe en France de fortes inégalités qu’on ne retrouve pas au même degré dans les enquêtes européennes ou internationales. Autre exemple: l’origine sociale, le look ou l’apparence physique ont un impact fort en France. Alors que cela ne devrait pas être le cas en théorie. Il y a en France un décalage entre les pratiques affichées et la réalité. Certains y verront l’échec du modèle français. Je pense plutôt qu’on touche là à un paradoxe.

Comment l’expliquez-vous?

C’est compliqué. En France, la majorité des gens ne veulent pas voir les pratiques discriminantes abordées dans mon livre. Quand j’explique l’influence des réseaux personnels et familiaux, ce qu’on appelle la discrimination sociale, personne ne veut en parler. Il y a une sorte d’omerta sur ces sujets. Les Français ne sont pas toujours prêts à être lucides sur leur fonctionnement. Peut-être par crainte de faire du «french bashing».

Vous dénoncez de nombreuses pratiques discriminantes lors du recrutement. Mais vos solutions sont peu convaincantes. Le CV anonyme est votre solution numéro 1. Cette pratique a été testée par plusieurs entreprises suisses, dont Migros Genève, et vite abandonnée. Il est donc permis de douter que les CV anonymes vont s’imposer, en tout cas en Suisse.

C’est juste, plusieurs entreprises ont essayé puis renoncé aux CV anonymes. Mais je pense qu’ils vont y revenir. Une étude vient d’être publiée en Allemagne sur cette pratique. Elle montre un effet positif de l’anonymisation des CV. La même chose a été faite en Belgique et aux Pays-Bas. Il y a quelques semaines, la Stanford Law Revue, une publication américaine, préconise un traitement anonyme des candidatures. Mais je sais bien que les praticiens européens sont réticents. Ils considèrent avoir besoin de la photo et de tous les éléments plus personnels d’un CV. Aux Etats-Unis, personne ne met sa photo sur son CV. On ne parle pas non plus de sa situation matrimoniale. Et même pour l’âge, ils pratiquent autrement. Ces indications faussent le jugement. Je pense donc que le CV anonyme finira par s’imposer.

Mais comment convaincre les recruteurs que le CV anonyme va leur permettre de mieux recruter et d’apporter de la valeur ajoutée à l’entreprise?

Dans mon livre, je cite l’exemple des orchestres symphoniques. Depuis les années 1970, les chefs d’orchestre recrutent à l’aveugle. Les musiciens jouent derrière un rideau et sont recrutés uniquement sur leurs compétences. Un autre exemple est l’émission populaire «The Voice», qui est regardée en France par neuf millions de téléspectateurs. Sa particularité est que le jury choisit les chanteurs sans les voir. Ce n’est qu’une première étape de la sélection, car bien entendu, les autres critères – les mimiques, les gestes ou la capacité à danser – sont aussi importants pour un chanteur. Mais le premier choix se fait à l’aveugle. Résultat: depuis que cette émission existe, trois femmes obèses en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Australie ont gagné ce concours. Ce qui ne serait jamais arrivé auparavant. Je pense que petit à petit, le grand public va changer d’avis, et c’est par la télévision – ce qui est tout de même incroyable – qu’on va arriver à faire progresser l’idée de bon sens.

Mais vous dites aussi qu’avec l’émergence de Google et de Facebook, les informations «privées» et donc discriminantes sur les candidats sont désormais disponibles. 21 pour cent des DRH français avouent utiliser ces canaux pour mener leur enquête. Ils se- raient même 75 pour cent aux USA, selon vos chiffres. Cette tendance va à l’encontre du CV anonyme?

Oui, vous avez raison. Mais ce n’est pas parce que l’employeur peut aller sur Google pour faire son enquête que les CV doivent tous être accompagnés de la photo du candidat. Il ne faut pas tout mélanger.

Au lieu du CV anonyme, certains DRH préfèrent former leurs managers aux risques de discrimination. Cela ne suffit-il pas?

C’est l’argument classique de la fonction RH. Je connais bien ces formations de sensibilisation, car j’en anime moi-même. Mais qui explique au recruteur que les traits d’un visage, ses formes, le fait que quelqu’un soit obèse, petit ou grand... peuvent donner le sentiment que le candidat a tel ou tel trait de personnalité. Et qu’en quelques millièmes de seconde, le recruteur va être influencé dans l’évaluation des compétences et de l’intelligence de la personne en question. Ces cours de sensibilisation, je les connais. Ils portent sur la couleur de peau, les questions de genre ou d’âge.

Le recrutement via les réseaux personnels, avec primes à l’appui, se développe en Suisse. Cette pratique favorise le pistonnage, écrivez-vous. D’accord, mais vous ne pouvez tout de même pas demander aux gens de ne plus entretenir leur réseau?

Cette discussion est sérieuse et elle concerne aussi l’attribution des salaires. La question préoccupe aussi les économistes. Les réseaux sont-ils économiquement pertinents? Car le réseau pose le problème de la discrimination à l’embauche, mais il pose aussi la question de l’efficacité économique. Recourir aux réseaux personnels pour recruter comporte des avantages et des risques. Un bon réseau, cela compte, comme vous venez de le dire. Mais d’un autre côté, en pratiquant de la sorte, vous ne recrutez plus en fonction des compétences. Est-ce que le fils du patron est toujours le meilleur? Cette discussion n’est pas anecdotique.

Le réseau peut donc être utile car il permet d’accéder à des connaissances et des relations nouvelles, mais il faut aussi s’en méfier car on recrute des gens qui nous ressemblent et cela peut être dangereux économiquement...

Oui. Dangereux pour la performance de la firme, mais aussi pour le sentiment d’équité et de justice dans l’organisation.

Vous soulevez un autre sujet intéressant dans votre livre. C’est la tendance, dans les écoles de management, de confier de plus en plus de cours à des praticiens. Ce qui renforce la culture des meilleures pratiques, même si celles-ci sont peu fiables.

C’est vrai. Cela dit, dans mon cours de ressources humaines à Paris 1 je fais aussi intervenir des praticiens. Là n’est pas le problème. Le risque est de rester dans une dynamique où l’on ne fait que reproduire les pratiques existantes. La mission de l’université et de la communauté scientifique est aussi de déterminer quelles sont les bonnes pratiques à transmettre. Ce cercle vicieux des «praticiens qui enseignent aux praticiens» a notamment permis à la graphologie de se répandre en France. Il faut donc trouver un équilibre entre praticiens et milieux académiques.

 

Référence

Jean-François Amadieu: DRH. Le livre noir, éd. Seuil, 2013, 238 pages

 

 

 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

Plus d'articles de Marc Benninger

Cela peut aussi vous intéresser